« Que des adolescents qui se font exclure de leur collège prennent la main d’une personne âgée pour la mettre sur la souris, ça m’étonne toujours ! », s’enthousiasme Monique Argoualc’h. Quel bonheur de rencontrer une enseignante qui ne désespère pas ! Avec elle, un air tonique, brestois, souffle sur l’École. Il est vrai que cette inoxydable passionnée d’humanité, qui a connu « très peu de classes ordinaires », carbure aux projets. Et elle a de quoi faire à la résidence Louise Le Roux, à Brest, où ses élèves décrocheurs viennent apprendre aux personnages âgées à surfer sur Internet.
« Tes ados, jamais ils ne voudront y aller ! »
L’aventure commence il y a tout juste dix ans quand Monique est nommé dans une "Classe Relais", cette structure où les élèves en rupture bénéficient de demi-journées individualisées pour se remettre en selle. Elle les observe : « Ils avaient tous des histoires de vie très cahotiques et une mauvaise image d’eux-mêmes : "Je suis nul". Je me suis dit : "L’estime de soi, il faut travailler là-dessus." »
S’il est une activité où ils se débrouillent, c’est bien le net. Alors, en 2003, quand la ville de Brest lance un appel à projets pour familiariser à Internet les personnes qui en sont éloignées, Monique Argoualc’h fonce. Avec l’association Infini, qui vulgarise les outils Internet sur la ville, elle se rapproche de la résidence municipale Louise Le Roux, un EHPAD : des personnes âgées dépendantes seront les élèves des décrocheurs ! « Tes ados, jamais ils ne voudront y aller ! », lancent des collègues. Faux.
« On peut encore servir à quelque chose »
La rencontre, c’est vrai, est improbable. D’un côté des 5°- 4°, 13 -14 ans. Des garçons à 80 % (les filles décrochent en silence et gênent moins l’institution...) Des garçons absentéistes, souffrant de phobie scolaire, perturbateurs souvent, violents parfois. De l’autre, des vieux : « On leur dit "Vous êtes les jeunes et vous allez chez les vieux", avec tout le respect qu’on met sur ces mots-là. » Des vieux pouvant avoir jusqu’à 95 ans, avec les handicaps qui vont avec, même s’il y aussi ceux du Club, plus jeunes.
Les jeunes doivent donc être préparés. On leur fait découvrir les ressources d’Internet qu’ils ignorent, ils sont sensibilisés à leur rôle de formateur, s’initient aux pathologies du grand âge. « Ils préparent un support de formation, comment utiliser une clé USB, un vidéo-projecteur : ils vont faire quelque chose de vrai, ils vont faire un peu cours. »
Les vieux (vieilles surtout) sont briefés aussi : « Je leur explique qu’on a besoin d’elles ; qu’elles peuvent participer à la formation de ces jeunes-là. Elles peuvent se dire "On peut encore servir à quelque chose, être utiles, intéressantes pour des adolescents." »
« On va vous ouvrir un compte »
Et c’est ainsi que depuis 2003, par groupes de 3 ou 4, deux ou trois demi-journées par semaine, des collégiens en échec scolaire arrivent à la résidence Louise Le Roux ; prennent en charge deux ou trois personnes âgées chacun ; approchent la chaise ; amènent la souris... Souvent, l’ "élève" très âgé, en appuyant sur une touche, fait une ligne entière ; cherche "le petit rond"... Le collégien explique, reprend...
Parfois, il dit :
« - On va vous ouvrir un compte
- Mais j’en ai déjà un à la Caisse d’Épargne ! »
Ou bien :
« - On va relever votre courrier
- Il a déjà été relevé ce matin ! »
« Un jour, poursuit Monique Argoualc’h, j’ai vu Karim quitter le monsieur avec qui il avait sympathisé, il a rejoint une dame : "Elle a davantage besoin", a-t-il dit, et comme elle n’arrivait pas à dire son nom il avait écrit Karim en grand sur l’écran. L’année dernière, un élève a écrit en corps 30 son rapport de stage en entreprise ; "C’est pour que M... puisse le lire", a-t-il expliqué. »
Tino Rossi et Rap
L’enseignante veille à ne pas rompre le fil relationnel ainsi créé. « Il y a plein de choses qu’on ne voit pas ; j’essaie d’être en retrait ; si je m’approche, la personne âgée va s’adresser à l’adulte plutôt qu’au jeune. » Oui, « quelque chose se joue là, d’autant que les personnes âgées sont affranchies de plein de choses, elles ne sont pas dans l’idée de donner des leçons. »
C’est donc sans doute ici, à Louise Le Roux, que le mot « Intergénérations » trouve son plus bel écho. Il s’entend même dans les couloirs : « Tout d’un coup, on entend Tino Rossi, une mamie a dû demander à l’écouter ; après, c’est un morceau de rap : l’élève montre aussi ce qu’il écoute ; une dame s’approche alors de l’animatrice : " on devrait passer ça dans la salle à manger, c’est tonique !" » Pas étonnant, après ça, que des jeunes redécouvrent aussi leurs grands-parents.
Du neuf tous les ans
Ces jeunes et ces anciens en mouvement, et cet outil Internet toujours changeant : voilà que du bonheur pour une Monique Argoualc’h à la pédagogie sans cesse créatrice. « J’aime lancer des choses sans trop savoir comment ça va se passer, en faisant confiance aux personnes. »
Passé le lancement, naît, dès la seconde année, le site intergener@tions ; l’année suivante les élèves réalisent des portraits de personnes âgées ; en 2007-2008, arrive blog@ges, un blog "bilingue" (français normal et langage SMS) ainsi que le film "La rencontre" (photo). Cette année, jeunes et vieux s’apprêtent à tourner ensemble des petits films...
En fait, tous les ans, « Intergé » évolue en même temps que ses outils. Après le site, le blog, la collaboration à wiki-Brest, etc., les participants se mettent maintenant à utiliser Twitter, à faire des profils Facebook pour les personnes âgées. « J’ai envie de voir comment les jeunes et les anciens s’approprient les tablettes », ajoute Monique Argoualc’h : elle va donc apporter des tablettes à la résidence, les mettre entre les mains des personnes âgées, les jeunes vont filmer, et les images vont servir aux étudiants de Télécom Bretagne chargés d’améliorer les tablettes pour les vieux !
Les parents en souffrance : invités, pas convoqués
L’enseignante brestoise est entourée, pour la qualité, d’un réseau de partenaires (une plasticienne, des pros de l’image...) ; elle tient aussi à associer les parents. Elle les met dans le coup dès le départ puis les réunit une fois par mois autour d’un café : « Ils sont en très grande souffrance ; ils ont souvent eu un parcours difficile : on ne les convoque pas, ils se sentiraient de nouveau en échec ; nous, on les invite, on leur montre ce qu’on fait, on leur propose une initiation à Internet... »
Monique Argoualc’h utilise donc tous les leviers pour « offrir des outils aux élèves une fois devenus adultes » sachant que les projets alimentent en même temps l’écriture, la lecture, les maths... Elle y sacrifie beaucoup d’énergie : « Il faut toujours être posé, toujours ». Et est disponible du lundi matin au vendredi soir.
« Quand je vois que quelque chose bouge chez un élève, je me sens bien »
Mais, en dix ans, soit quelque cent élèves accueillis, elle « n’a pas eu un seul clash en classe, pas un seul ». Sans doute surtout parce que les élèves se découvrent différents : « Quand un élève voit une personne âgée recevoir une photo d’enfant ou un courrier de son dernier petit garçon, le bonheur de cette personne c’est l’évaluation de son travail. »
Et le bonheur de l’élève, c’est son bonheur à elle ! Plus que la reconnaissance publique. Il y a trois ans, en mars 2009, Monique Argoual’ch a reçu le grand prix du Forum des enseignants innovants. Cela l’a conduite au Brésil, à une rencontre internationale, et a enrichi son réseau de contacts. Mais l’essentiel est ailleurs : « Je dis souvent aux élèves : "Tu écoutes mais je crois que je ne t’explique pas bien ; je vais retravailler, il y a peut-être une autre façon de t’expliquer" ; quand je vois que quelque chose bouge chez l’élève, quand je suis vraiment dans un acte pédagogique, je me sens bien. »