Cette question aurait paru incongrue il y a quelques années et les vacanciers qui mitraillent les monuments célèbres et les « petites demeures typiques » ne se la posent sûrement pas. Mais depuis quelques les professionnels de l’image se la sont posées, eux, et avec une inquiétude grandissante.
D’abord qu’est-ce qu’un espace public ? La réponse la plus simple est de dire que c’est un espace accessible légalement au public, par opposition à un espace relevant de la stricte propriété privée.
Contrairement à ce qu’on peut penser, photographier à partir de l’espace public n’a jamais été libre, du moins pour les professionnels. En effet cela fait longtemps que les tribunaux ont reconnu au maire le droit de réglementer les prises de vue sur la voie publique : c’est la jurisprudence dite des « photographes-filmeurs » qui considère que l’occupation du domaine public pour les besoins, par exemple, d’un tournage de film relève de la police municipale c’est-à-dire, de l’obligation qui pèse sur un maire de minimiser la gêne apportée à la circulation par toute activité qui se déroule sur la voie publique. C’est ce même principe qui justifie aujourd’hui la taxation des prises de vue à caractère commercial de monuments historiques faisant partie du domaine public, donc en principe libres de droit d’auteur, ce que dénoncent d’ailleurs les éditeurs de livres d’arts.
Mais à partir du domaine public, on peut prendre des vues soit de propriétés privées soit de propriété publiques. Est-ce que le régime est le même ?
Pour ce qui est des propriétés privées, les tribunaux ont longuement hésité. Il y a quelques années, les propriétaires d’une petite île des Côtes-d’Armor ont entamé un bras de fer avec le Conseil général qui avait utilisé à des fins de promotion touristique l’image si pittoresque de leur maison bretonne traditionnelle coincée entre deux rochers. La justice leur a d’abord donné raison, en se fondant sur l’idée que l’image d’un bien est un des éléments du droit de propriété et que celui qui utilise cette image sans votre consentement pour en tirer profit, crée un préjudice dont vous pouvez demander une réparation financière. Mais la Cour de cassation, instance suprême, a finalement nuancé cette position en subordonnant la réparation à la preuve d’un dommage (appelé « trouble de jouissance ») causé par l’exploitation de cette image. Autrement les propriétaires d’un bien dont l’image a été utilisée sans leur accord, devront désormais démontrer que l’exploitation de cet image leur a causé un préjudice : dans l’affaire de cette petite île, il aurait fallu, par exemple, prouver qu’un afflux de visiteurs provoqué par la publicité de l’office du tourisme costarmoricain , avait troublé la tranquillité des propriétaires.
Cet arrêt de la Cour de cassation était d’autant plus opportun que la voie ouverte par les premières décisions de justice dans ce domaine, menaçaient à terme la profession des photographes d’art. Ainsi l’association des propriétaires d’un ancien volcan d’Auvergne (car un volcan, ce sont des champs et des parcelles pourvus de propriétaires) avait essayé d’interdire l’utilisation d’une photo aérienne de ce volcan pour illustrer une publicité pour une eau minérale. S’ils avaient obtenu gain de cause, il aurait été désormais impossible de vendre le moindre album de photos sur n’importe quelle région de France !
Donc, en l’état actuel du droit, on peut photographier sans risque des propriétés privées à des fins non commerciales, avec toutefois une réserve de taille. Cette réserve vaut également pour les photographies d’espaces et de monuments publics et elle résulte de l’application du droit d’auteur.
Une construction publique ou privée, un espace aménagé est généralement l’œuvre d’un architecte. Or l’œuvre d’un architecte, comme toute œuvre d’art, est protégée par le droit d’auteur. Et l’architecte reste titulaire, à moins qu’il ne s’en soit expressément séparé, du droit d’auteur sur la construction qu’il a conçue. Ainsi les collectivités publiques qui font aménager une place, édifier un bâtiment public, ou tout simplement qui ornent de sculptures leurs villes, ne deviennent pas forcément propriétaire du droit d’auteur si elle n’en ont pas prévu la cession dans le contrat qu’elle ont passé pour la réalisation de ces oeuvres. En clair, elles sont propriétaires de la pierre, pas de l’image. Ce qui veut dire que la photographie d’une telle œuvre devrait être autorisée par l’architecte lui-même, qui pourrait donc monnayer les droits de reproduction de son œuvre. C’est ce qui est arrivé à Lyon, où Buren, le célèbre auteur des colonnes si controversées du Palais Royal, a voulu interdire la commercialisation de cartes postales représentant une place de Lyon dont il avait conçu le pavement. Le juge lui a donné tort au motif que faire droit à sa prétention équivalait à empêcher toute photographie du reste de la place, qui elle, était tombée depuis longtemps dans le domaine public.
Que faut-il en conclure ? Qu’il y a un risque à utiliser l’image de monuments ou d’œuvres d’arts récents même publics. Ce risque est minime si le but poursuivi n’est pas commercial, et si la diffusion est restreinte car on voit bien que la polémique vise avant tout l’exploitation commerciale de l’image dont les propriétaires des biens photographiés aimeraient bénéficier de quelques retombées. La prudence est néanmoins recommandée car une exploitation à but non lucratif pourrait très bien générer un « trouble de jouissance » auquel n’auraient jamais pensé les auteurs de la prise de vue.
Dernière question : Quand une œuvre d’art « tombe-t-elle dans le domaine public ? ». Depuis la réforme issue de la réglementation européenne, la réponse est : 70 ans après la mort de l’auteur. Et la « chute » dans le domaine public, signifie, comme on s’en doute, liberté complète d’utilisation même commerciale, sous réserve de respecter le droit moral de l’auteur, droit perpétuel, qui commande de mentionner l’origine de l’œuvre et le nom de son auteur.