Un courant de pensée estime actuellement qu’une troisième révolution industrielle est en marche, conséquence des problématiques énergétiques que nous connaissons, et nous dirigeant vers une économie décabornée. Et si les Données étaient plutôt la dernière Technologie Générique en date, et l’Économie des données qui en découle un instrument facilitateur de l’économie décarbonée et de bien d’autres ruptures ?
Une troisième révolution industrielle décarbonée pour Jeremy Rifkin
L’économiste, prospectiviste et essayiste Jeremy Rifkin défend depuis quelques années l’idée qu’une troisième révolution industrielle et économique est en cours, fondée sur le constat de la baisse à venir des productions pétrolières, et sur la nécessité qui en découle de mettre en place des stratégies menant à une économie décarbonée. Cette troisième révolution aurait démarré au milieu du XXe siècle avec le développement des NTIC, qui elles-même en leur temps ont suscité des commentaires similaires.
Cette révolution industrielle devrait voir son apogée vers 2050, et sera/est portée par la génération Y actuelle. « Si l’ère industrielle mettait l’accent sur les valeurs de discipline et de travail acharné, l’autorité hiérarchique, l’importance du capital financier, les mécanismes du marché et les rapports de propriété privée, l’ère coopérative privilégie le jeu créatif, l’interactivité pair à pair, le capital social, la participation à des communautés ouvertes et l’accès à des réseaux mondiaux » explique ainsi l’économiste [Jeremy Rifkin, La troisième révolution industrielle, éditions Les Liens qui libèrent].
Jeremy Rifkin présente aujourd’hui ces idées tout autour de la planète, conseillant notamment les instances européennes qui ont adopté officiellement sa feuille de route, mais également des régions comme la région Nord Pas-de-Calais. Pour lui, cette troisième révolution industrielle va, comme les précédentes, démarrer réellement à partir de pays comme la France et l’Allemagne ! On trouve d’ailleurs ses idées (voir les 5 piliers ci-dessous) et ses éléments de discours dans les discours et les politiques de ces pays.
Et si Jeremy Rifkin ne voyait pas assez large ?
Le changement de monde en cours ne se limite certainement pas aux seules considérations énergétiques et écologiques.
Considérons bien que nous ne sommes pas dans un monde en crise, c’est-à-dire une situation qui pourrait être passagère. Nous sommes dans un changement de monde, un monde en transformation, une charnière, encore vivant dans un monde ancien que nous connaissons bien, mais déjà confrontés à une nouvelle donne mondiale encore inconnue mais dont les grandes lignes sont pourtant bien tracées.
Des changements plus profonds sont en train de se faire, ceux détectés -et tout à fait réels- par Rifkin n’étant que les plus visibles actuellement, à la fois cause majeure et conséquence souhaitable des évolutions. Mais des comportements sociaux comme la fin de la propriété privée ou la fin des organisations centralisées sont des mouvements encore plus profonds qui pourraient bien être encore plus difficiles à conquérir, sauf s’ils se font pas à pas à travers un cheval de Troie technologique, qu’il faut tout de même apprendre à monter.
La véritable révolution industrielle et économique en cours est en réalité celle liée au mondes des données, leur acquisition, leur traitement, à une échelle encore inconnue à ce jour. La révolution vue par Rifkin n’en est qu’une des conséquences, une révolution -celle de la transition énergétique- certes nécessaire, et rendue possible par celle des Data, mais une parmi de nombreuses à venir qui découleront d’un mouvement plus global lié à la maîtrise des données. Cette révolution des données est nécessaire à la vision de Rifkin ; elle apporte cependant d’autres révolutions, aussi globales que celle de Rifkin, que d’autres Rifkin auraient pu identifier eux-même comme troisième révolution potentielle.
Retour sur les deux premières révolutions industrielles et leur rapport à l’énergie
Une révolution industrielle ne se décrète pas. Les deux premières révolutions ont été identifiées par les historiens, et même si elles ont certainement été vécues par leurs contemporains comme de véritables ruptures en leur temps, elles l’ont été progressivement, à la fois dans le temps et dans l’espace. La première révolution industrielle s’est ainsi caractérisée par le passage d’une société à dominante agricole et artisanale à une société commerciale et industrielle. Différentes vagues d’industrialisation se sont succédées à partir de la fin du XVIIIe siècle, à partir de la Grande Bretagne, puis la France au début du XIXe siècle (pays de la première vague), suivis par l’Allemagne et les États-Unis qui s’industrialisent à partir du milieu du XIXe, et le Japon et la Russie à la fin du XIXe (pays de la deuxième vague). Les transformations économiques, politiques et sociales sont telles que l’on y voit une rupture nette avec le passé, ce qui est la caractéristique de ce phénomène. Cette première rupture est cependant permise par un contexte favorable et l’existence de divers équilibres (politique internationale, absence de guerres, équilibre monétaire, équilibre économique avec l’acceptation de l’économie de marché), permettant une transition finalement en douceur pour les contemporains qui ont vu leurs anciennes habitudes coexister avec les nouvelles. L’importance des brevets et des inventions dans le processus, et les secteurs clé comme celui de l’énergie (avec l’arrivée de la machine à vapeur) et des moyens de transport, se retrouvent également dans la description de la troisième révolution présentée par Rifkin.
On situe d’ailleurs la deuxième révolution industrielle comme conséquence de l’invention de l’électricité, à partir des années 1870 jusqu’à la Belle Époque (fin du XIXe jusqu’à la première guerre mondiale). L’électricité a été l’impulsion décisive qui a projeté le foisonnement industriel de la première révolution dans l’ère moderne. Avant le moteur électrique toute la fabrication dépendait de la force motrice du vent, ou de l’eau des rivières, puis du moteur à vapeur, développée dans les trois cas autour d’un arbre central connecté par un jeu de courroies et de poulies à l’ensemble des machines nécessitant de l’énergie. Soudain l’électricité permet la distribution de l’énergie à la demande (sans systèmes complexes de débrayage) et une réorganisation spatiale plus fonctionnelle des machines dans l’atelier. Ceci s’observe également dans les territoires, les usines n’étant plus nécessairement proches des lieux de production d’énergie (eau, charbon), elles sortent des vallées et se rapprochent des villes. Les premiers temps de l’électricité permettent en quelque sorte une décentralisation de l’activité.
L’étude des deux premières révolutions industrielles montre l’importance du secteur de l’énergie dans l’avènement de la rupture qui caractérise ces phénomènes. Pour l’observateur historien, il y a clairement un avant et un après, conséquence la première fois de l’arrivée de la vapeur, et la deuxième fois de celle de l’électricité. Ces révolutions industrielles ont marqué les esprits, et il est donc raisonnable que Jeremy Rifkin pose comme point de départ d’une nouvelle révolution industrielle une problématique énergétique majeure. Cependant d’autres auteurs ont reconnu dans le développement de l’informatique à partir des années 1970, et dans les équilibres de l’époque, le terreau caractéristique des premières révolutions. Celui fait suite aux travaux d’après-guerre sur la Théorie de l’information de Claude Shannon, une information qui chemine à travers un canal matériel/énergétique (fil téléphonique, onde radio…).
Du reste, information et énergie sont proches l’une de l’autre. La théorie de l’information produit des formules mathématiques proches de celle de la thermodynamique. Dans Théorie Mathématique de la Communication en 1948, Claude Shannon et Warren Weaver modélisent l’information pour étudier le bruit et l’entropie, par analogie générale aux lois d’énergétique et de thermodynamique. Ce sont de bons indices pour penser qu’une troisième révolution industrielle et économique actuellement en cours découlerait plutôt de la maîtrise actuelle et à venir de l’information. On peut noter également que les analogies entre information et énergie font florès aujourd’hui, et certaines méritent discussion, comme l’entêtant « Data is the new oil », discuté par Henri Verdier « Non, les données ne sont pas du pétrole » (voir aussi Simon Chignard : « La donnée, une matière première bien étrange« ).
Les 5 piliers de la révolution Rifkin
Revenons à Rifkin et à ses propositions. Faisant l’analogie avec le fonctionnement décentralisé d’Internet, il juge nécessaire et urgente une troisième révolution (il ne l’observe donc pas a posteriori, il en voit les indices et les nécessités, et tente de l’accélérer) pour répondre à la diminution de la production de pétrole par une transition vers un développement plus soutenable fondé sur une « économie décarbonée », et reposant sur un mode de production d’énergie non plus centralisé, mais distribué, l’énergie circulant dans le réseau de manière « intelligente » (smart). C’est l’avènement des smart grids, et autres smart cities, dont les définitions et les objectifs profonds diffèrent bien souvent selon les acteurs qui en parlent. Cette révolution sera permise par la création conjointe :
- d’un système distribué de production et distribution d’énergies renouvelables.
- d’une capacité à stocker une partie de cette énergie à la redistribuer par l’intermédiaire d’un réseau intelligent de type « smart grid »
Jeremy Rifkin fait concrètement reposer la troisième révolution sur cinq piliers complémentaires, tous également nécessaires, et devant se développer à des vitesses et ampleurs coordonnées. Ils sont à la fois une « plate-forme technologique indivisible et un système émergent dont les propriétés et fonctions diffèrent qualitativement de la somme de ses parties » ainsi qu’« un nouveau paradigme économique capable de transformer le monde » :
- la transition d’un régime d’énergies carbonées ou nucléaire vers les énergies renouvelables.
- la reconfiguration des infrastructures et bâtiments en mini-centrales électriques collectant in situ des énergies renouvelables ; ceci assure une production décentralisée d’énergies, au plus proche des lieux où elle est util(isé)e.
- le développement de méthodes de stockage efficaces et leur installation dans tous ces bâtiments.
- le développement de Smart grids et Intergrids, inspirées du fonctionnement d’Internet, connectant les réseaux énergétiques et électriques en un réseau unique et intelligent. Le réseau électrique sera son propre réseau informationnel.
- la transition des flottes de transport vers des véhicules hybrides, chaque véhicule pouvant acheter et vendre de l’électricité en se connectant au Smart grid, et jouant également un rôle de réservoir d’énergie et de transport d’énergie.
Les piliers 4 et 5 -qui, rappelons-le, doivent se développer au même rythme que les autres- sont fortement dépendant des infrastructures d’information. Exit la création centralisée d’électricité, à des centaines de kilomètres des lieux d’utilisation, avec toutes les pertes que cela engendre. Le nombre de producteurs d’électricité explose drastiquement, ce qui implique de repenser complètement le réseau pour permettre des circulations bidirectionnelles de l’énergie, ainsi que les flux d’informations permettant de gérer ces flux d’énergie, les échanges entre offre et demande, les éventuels flux financiers associés etc. Savoir où connecter son véhicule pour le recharger, ou pour diffuser l’énergie qu’il produit nécessite également l’échange d’informations, qui vont participer encore plus aux nouveaux modes de mobilité durable, du covoiturage à l’autopartage. Or, la voiture étant la possession ultime, changer l’état d’esprit des gens en leur faisant accepter qu’un tel objet peut ne plus leur appartenir, mais être co-géré, et acteur d’une transition d’usage, va ouvrir les consciences à la fin de la propriété privée.
Finalement, l’idée n’est pas tant de faire des économies d’énergie, mais de maîtriser sa consommation et de pouvoir produire soi-même de l’énergie. Cette maîtrise et cette auto-production nécessite de dépasser les schémas centralisateurs, et de pouvoir accéder aux données de consommation que l’on produit.
Les Données, dernière Technologie Générique (General Purpose Technology) en date, et cœur de la révolution industrielle en cours
Il existe d’autres secteurs ayant des enjeux similaires à ceux de la maîtrise de l’énergie, et qui dépendent tous de la maîtrise intelligente de données : maîtriser les flux de transports à travers la mobilité partagée ; maîtriser l’industrie manufacturière à travers la fabrication numérique et la production locale (y compris pouvoir maîtriser les schémas de fabrication des pièces) ; maîtriser l’accès au savoir pour tous avec les MOOC (massive open online course, démocratisation de la connaissance à grande échelle)…
Dans tous les cas, c’est la maîtrise des données par chacun d’entre nous qui est le facteur essentiel. On peut dès lors considérer que les données sont une Technologie Générale.
On appelle Technologie Générique (General Purpose Technology, GPT, parfois traduit par Modèle d’innovation générique) les technologies qui peuvent affecter une économie dans son ensemble, et altérer les sociétés en impactant à la fois les économies précédentes et les structures sociales. On en trouve certaines à la racine des révolutions industrielles, tandis que d’autres y ont trouvé le terreau pour se développer : la machine à vapeur, le rail, les pièces interchangeables, l’électricité puis l’électronique, la mécanisation, l’automatisation, l’automobile, l’ordinateur, Internet, les biotechnologies, les nanotechnologies. Noter que les KET (Key Enabling Technologies) sont parfois traduites abusivement en « technologies génériques ». Les GPT sont des technologies horizontales qui peuvent se propager dans toute l’économie.