Citoyens d’une société numérique Accès, Littératie, Médiations, Pouvoir d’agir : pour une nouvelle politique d’inclusion

CN Num, recommandation 3 : S’appuyer sur le numérique pour renforcer le "pouvoir d’agir" de tous les citoyens

"En moins de 20 ans, le numérique a activement participé à la transformation de la société française. Des phénomènes sociaux fondamentaux accompagnent les transformations industrielles et économiques. Les sociabilités, la relation aux autres, l’accès aux savoirs et la façon de les créer et de les partager, le rapport au temps et à l’espace, à l’argent, les façons de travailler et de se distraire, l’accès aux administrations et aux services essentiels, la vie publique, la vie citoyenne se métamorphosent en permanence. L’emploi, la formation, la consommation et la production se reconfigurent, directement et indirectement, par le numérique."

A-brest publie ici les 7 axes de recommandation du rapport remis le 26 novembre à la Ministre déléguée chargée des petites et moyennes entreprises, de l’innovation et de l’économie numérique.

S’appuyer sur le numérique pour renforcer le "pouvoir d’agir" de tous les citoyens

Quel est l’objectif ?

L’objectif est de s’appuyer sur la promesse d’un numérique qui brouille la différence entre producteurs et consommateurs, entre amateurs et professionnels, pour :

  • développer de manière significative et mesurable la contribution des citoyens aux initiatives collectives locales, aux débats publics, aux projets collaboratifs ; qu’ils se déroulent en ligne, dans l’espace physique ou les deux à la fois.
  • Redonner aux publics en difficulté la confiance en eux nécessaire pour retrouver le chemin d’une participation sociale, culturelle, économique et citoyenne active.
  • Susciter un renouveau de la vie collective : vie locale, événements culturels, partage de compétences ou de ressources, etc.
  • Encourager la multiplication des collectifs formels (associations, SCIC, etc.) ou informels qui s’auto organisent pour gérer des ressources matérielles ou immatérielles en biens communs

A quoi reconnaît-on que l’on progresse ?

  • Le nombre, l’intensité et la fréquence de la participation des individus et associations à "l’espace public" numérique, du plus humble des forums au plus fameux des blogs, de la simple correction sur Wikipédia au "lancement d’alertes".
  • La participation aux débats publics en ligne, physiques, ou "hybrides" portés par des pouvoirs publics ou initiés par des collectifs de citoyens.
  • Le nombre, l’efficacité et la portée des initiatives d’"innovation sociale" sur les territoires et au-delà.

Pourquoi est-ce important ?

  • Parce que l’inclusion ne peut se résumer au fait d’avoir une identité sociale, un emploi, un toit et des moyens de subsistance : être "inclus", c’est être citoyen, c’est pouvoir s’exprimer et agir sur son destin comme sur son environnement. Dissocier la capacité d’action collective de l’inclusion, ce serait alimenter le rejet de la politique, mais aussi participer à un cercle vicieux de marginalisation qui peut prendre la forme d’une perte de civilité, d’attirance pour des extrémismes politiques ou religieux, etc.
  • Parce que l’une des plus formidables promesses du numérique, notamment depuis l’avènement de la micro-informatique et de l’internet, est l’augmentation du "pouvoir d’agir" des individus, des "consommacteurs". Si cette promesse s’avérait fausse pour les publics qui connaissent déjà des difficultés, alors le numérique alimenterait l’exclusion et la désaffiliation plutôt que l’inverse.
  • Parce que la montée en puissance de l’innovation sociale et des activités en commun, entendue comme une troisième source d’action collective à côté de l’action publique et du marché, est une tendance forte. Parce qu’in fine, elle est indispensable pour répondre aux enjeux majeurs de notre société et de notre économie, notamment là où des "externalités" massives sont à l’œuvre : transition écologique, vieillissement de la population, etc. Et c’est notamment grâce au numérique que l’innovation sociale pourra s’enrichir, s’étendre, passer à l’échelle, se pérenniser.

Comment faire ?

Une politique favorable au "pouvoir d’agir" doit à la fois soutenir ce qui émane des citoyens et ouvrir la manière de produire les politiques publiques elles-mêmes. Elle repose sur cinq actions-clés, dont certaines étendent des politiques déjà engagées :

Action-clé N°1 : lancer un grand programme de "codesign" des politiques publiques

[Responsables : Etat, services publics, collectivités locales]

Partout dans le monde et, en France, dans un nombre croissant de villes et de régions, des initiatives repensent le "design" de l’action publique, en s’appuyant sur des pratiques coopératives, mettant à contribution les destinataires des services publics ainsi que ceux qui les feront fonctionner au quotidien : concevoir ensemble le lycée ou la maison de santé de demain, revoir le parcours des patients à l’hôpital, construire l’Agenda 21 [1]

L’objectif :

  • se mettre à la place des usagers, imaginer des solutions inédites issues du terrain, insuffler de la créativité et multiplier les points de vue ;
  • mais aussi, faire partager le projet (et par conséquent son résultat) par ceux qui le vivront ensuite au quotidien, en gage d’efficacité et d’adhésion.

    Ces méthodes demeurent trop peu connues et peu sollicitées en France, en particulier à l’échelle de l’État. Les politiques d’inclusion d’une part, la transformation numérique des services publics de l’autre, pourraient constituer des terrains d’expérimentation prioritaires.

Action-clé N°2 : reconnaître et soutenir l’innovation sociale

[Responsables : État, dispositifs de soutien à l’innovation (BPI, pôles de compétitivité, etc.), collectivités territoriales, réseaux de l’Economie sociale et solidaire, etc.]

L’innovation sociale est un formidable gisement pour l’amélioration et la transformation de nos sociétés. Elle forme par exemple un point d’appui essentiel à la plupart des autres recommandations de ce rapport. Qu’il s’agisse de diffuser une littératie numérique, de développer des formes diverses de médiation, de proposer des formes originales d’accès au numérique pour des publics qui n’en ont pas les moyens, ou de proposer des nouveaux modes de gestion de ressources partagées : sans innovation sociale, rien ou presque ne se fera efficacement et durablement.

L’innovation sociale ne pourra cependant jouer ce rôle qu’à deux conditions :

  • ne pas servir d’alibi au désengagement de l’action publique (sur le modèle britannique de la « Big society » dont on constate l’échec) [2] ; dépassant l’opposition entre État providence et État minimal, l’innovation sociale doit pouvoir s’appuyer sur un « État plate-forme » [3].
  • et être accompagnée, c’est-à-dire à la fois soutenue financièrement mais aussi aidée dans sa formation aux outils et aux méthodologies coopératives et dans sa dissémination.

    Ce second point n’a rien d’extraordinaire : l’innovation économique a très souvent besoin de soutien public et de nombreux dispositifs y pourvoient. Les dispositifs existants de soutien à l’innovation doivent apprendre à reconnaître la valeur de l’innovation sociale, à évaluer ses projets et leur "rentabilité" (sur des critères qui ne peuvent être exclusivement financiers, mais intègrent leur capacité à bousculer nos habitudes en matière de mutualisation, de partage, d’attention portée aux autres…), et soutenir les meilleurs projets avec des outils adaptés. Il faut alors prévoir :

  • qu’un groupe de travail définisse rapidement une "doctrine d’engagement" des dispositifs de soutien à l’innovation, adaptée à l’innovation sociale ;
  • qu’un pourcentage des financements de certains appels à projets soit réservé en priorité à des projets d’innovation sociale.

    En outre, les dispositifs historiques de financement du tiers secteur et de l’Economie Sociale et Solidaire doivent s’ouvrir plus largement à l’innovation, au métissage entre acteurs, et à l’exploitation du numérique dans la poursuite d’objectifs sociaux.

Action-clé N°3 : inventer "l’État-plate-forme" pour outiller numériquement le pouvoir d’agir

[Responsables : l’Etat (Etalab, SGMAP…) comme organisateur, référenceur et tous les autres acteurs publics nationaux et territoriaux.]

En s’engageant dans l’ouverture des données publiques (open data), l’État et les collectivités territoriales favorisent à la fois la transparence démocratique et l’émergence d’initiatives tierces, en matière de services d’information, de connaissance scientifique et de débat public.

Ce premier pas doit être suivi d’autres :

  • en matière de transparence, avec la publication dématérialisée des rapports d’expertise qui sous-tendent la décision publique, des rapports d’évaluation des politiques publiques ou encore, des comptes des organisations qui bénéficient de financements publics.
  • En matière de contenus, en élargissant les frontières de l’open data, le libre accès à la recherche scientifique publique, et le périmètre des oeuvres de l’esprit produites sur fonds publics réutilisables, dans le respect des droits de la création.
  • Au-delà des données, l’ouverture des ressources informatiques publiques devrait aussi s’étendre à certains des programmes informatiques (calcul de droits, information en temps réel, etc.) – au travers d’interfaces de programmation ou "API" –, de manière à permettre à des tiers de produire des représentations ou des services que l’administration ne serait pas en mesure (ou en droit) de proposer.

Action-clé N°4 : augmenter le débat public

[Responsables : l’Etat (notamment la Commission nationale du débat public), collectivités territoriales, communautés citoyennes, think tanks, communautés de chercheurs…]

Les expériences de débat public alliant dispositifs présentiel et en ligne ont su montrer leur intérêt, lorsque les moyens nécessaires à une véritable animation sont donnés. Ce type d’expériences est déjà largement documenté dans le monde scientifique [4] mais peine à diffuser dans le monde politique, qui est réticent à la fois pour des raisons financières, de temporalité (la consultation prend du temps) et de peur de perte de pouvoir. Pourtant, dans un monde plus complexe que jamais, ces débats sont indispensables, et constituent une ressource pour la puissance publique.

Par ailleurs, le débat public ne s’organise pas nécessairement là où les acteurs publics l’ont choisi. Des associations, des groupes de citoyens, ont su créer des dispositifs efficaces de "voie de retour" entre les citoyens et les institutions (ex : FixMystreet) ou de décryptage et d’analyse de l’offre publique (ex : TheyWorkForYou).

Nous proposons :

  • que les dispositifs réglementaires de débat public comportent tous une part numérique et que celle-ci s’appuie, dans la mesure du possible, sur des plates-formes existantes et partagées plutôt que des dispositifs ad hoc.
  • que les débats publics soient alimentés en amont (et non pas a posteriori comme c’est le cas actuellement) par des documents ouverts, permettant au citoyen de documenter son choix
  • que la Commission nationale du débat public soit chargée d’animer un travail de capitalisation des expériences passées et à venir, intégrant à la fois les initiatives "officielles" et les initiatives issues du terrain.
  • que les actions en faveur de l’innovation sociale s’intéressent en particulier aux plates-formes de débat public et de remontée d’information, ainsi qu’aux acteurs (médiateurs, associations, etc.) qui forment à l’écriture collaborative, comme c’est le cas dans un trop petit nombre de villes de France.

Comment financer cette priorité ?

Cette priorité demande moins des budgets dédiés qu’une réorientation des budgets actuels :

  • la co-conception et la co-production des politiques publiques est un changement de méthode et pourrait même faire économiser de l’argent aux pouvoirs publics, en évitant le recours trop systématique aux grands cabinets de consultants, la production d’énormes cahiers des charges, etc.
  • Le financement de l’innovation sociale doit devenir une priorité des politiques et des dispositifs existants de soutien à l’innovation en général.
  • L’État-plateforme a vocation à être plus efficace que l’État qui fait tout. Reconnaissons cependant que les systèmes publics d’information sont rarement conçus d’une manière telle que le fait d’ouvrir des accès extérieurs à des API ou des flux de données soit facile et rapide.
  • Les actions en matière de débat public coûtent peu cher. Dans une large mesure, il pourrait s’agir de dépenser autrement les budgets qui lui sont actuellement consacrés dans le cadre de l’obligation de débat public.

[1Exemples tirés des sites web de deux institutions pionnières en Europe, Mind Lab (Danemark) -http://www.mind-lab.dk/ - et la 27e Région (France) – http://la27eregion.fr, etc.

[2Voir par exemple la position de David Robinson, leader du secteur associatif britannique : http://www.theguardian.com/society/patrick-butler-cuts-blog/2012/jul/12/big-society-as-much-use-as-ashtray- on-motorbike-david-robinson

[3Selon l’expression de Henri Verdier et Nicolas Colin dans « l’âge de la multitude », 2012

[4Voir les travaux du Réseau de recherche "Démocratie Electronique" : http://www.certop.fr/DEL/

Posté le 26 novembre 2013 par Michel Briand, Valérie Picolo

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