Citoyens d’une société numérique Accès, Littératie, Médiations, Pouvoir d’agir : pour une nouvelle politique d’inclusion

Introduction (2) du rapport du CN Num : Dépasser la « fracture numérique », penser l’e-inclusion d’aujourd’hui et de demain

"En moins de 20 ans, le numérique a activement participé à la transformation de la société française. Des phénomènes sociaux fondamentaux accompagnent les transformations industrielles et économiques. Les sociabilités, la relation aux autres, l’accès aux savoirs et la façon de les créer et de les partager, le rapport au temps et à l’espace, à l’argent, les façons de travailler et de se distraire, l’accès aux administrations et aux services essentiels, la vie publique, la vie citoyenne se métamorphosent en permanence. L’emploi, la formation, la consommation et la production se reconfigurent, directement et indirectement, par le numérique."

A-brest publie ici l’introduction(2) et dans 7 articles les 7 axes de recommandation du rapport remis le 26 novembre à la Ministre déléguée chargée des petites et moyennes entreprises, de l’innovation et de l’économie numérique.

Face à ces constats, une société numérique n’est pas seulement plus ou moins excluante, elle complexifie les conditions même de l’inclusion. L’action contre l’exclusion numérique doit épouser cette complexité et s’affranchir du concept réducteur et inefficace de « fracture numérique ». L’accès aux terminaux et à internet auquel il renvoie le plus souvent constitue une condition nécessaire de l’e-inclusion, mais pas une condition suffisante – et ce n’est pas nécessairement la condition la plus difficile à remplir !

Ce concept de fracture numérique enferme l’imaginaire politique dans des dispositifs anachroniques, et débouche sur des politiques frustrantes. Conséquence : la résolution des acteurs publics faiblit, ceux qui y travaillent sur le terrain se sentent à la fois déstabilisés par l’évolution des choses et peu soutenus, l’attention et les financements se portent progressivement – à tort – vers d’autres sujets.

Nous invitons par conséquent, tant les décideurs que les entrepreneurs, tant les praticiens de la médiation numérique que les travailleurs sociaux, et le grand public à changer de regard sur l’inclusion sociale et économique à l’ère numérique.

Nous définissons l’e-inclusion comme « l’inclusion sociale dans une société et une économie où le numérique joue un rôle essentiel ». L’inclusion numérique ne se résume plus à l’utilisation des outils du numérique, avec lesquels une part importante de la population se débrouille à défaut de parfaitement les maîtriser : elle désigne la capacité à fonctionner comme un citoyen actif et autonome dans la société telle qu’elle est. Il n’y a pas une "e-inclusion" d’un côté et une "inclusion" de l’autre : les deux se confondent.
L’enjeu n’est alors pas de savoir combien de personnes utilisent le numérique ou non, mais bien plutôt de savoir qui le numérique aide à jouer un rôle dans la société et qui il met en difficulté ; à qui il offre les conditions de son émancipation et à qui il en éloigne la perspective.

L’e-inclusion définie par l’Europe
Dans un rapport de 2005 [1], le "groupe d’experts eEurope" réuni par la Commission européenne affirmait déjà que « l’e-inclusion n’est rien d’autre que l’inclusion sociale et économique dans une société de la connaissance » et proposait les deux définitions suivantes :

  • « l’e-inclusion désigne la participation effective des individus dans toutes les dimensions d’une société de la connaissance (…),
  • qui plus est, l’e-inclusion désigne la manière dont les technologies de l’information et de la communication contribuent à développer la participation de tous à la société. »

De l’e-inclusion à l’ascenseur social numérique

En choisissant cette définition de l’e-inclusion qui tourne résolument le dos aux approches historiques de la fracture numérique, nous entendons poursuivre un double objectif :

  • réduire les inégalités sociales et, en particulier, les cas et les risques d’exclusion sociale, en mobilisant le numérique ;
  • nous appuyer sur le numérique comme véritable levier de transformation individuelle et collective.
    Ce que nous observons sur le terrain nous encourage dans cette double ambition. En effet, de très nombreuses expériences et actions ne se contentent plus d’inviter leurs destinataires à franchir le "fossé numérique" : elles mobilisent le numérique pour reconquérir l’estime de soi, sortir de l’exclusion, retrouver des sociabilités, stimuler des comportements créatifs, inventer des actions solidaires et des reconfigurations démocratiques, outiller des projets personnels ou collectifs, recréer de la proximité et du lien humain sur les territoires. Relevant des innovations sociales, ou des innovations par la société, par le social, par les communautés agissantes, ces projets portés par des collectivités, des associations et parfois des entreprises, débordent largement l’enjeu de l’usage du numérique. Celui-ci devient, non plus la fin, mais le moyen, le truchement par lequel se réinventent des formes collectives, contributives, et se révèlent les moteurs de ce que pourrait être une démocratie réellement inclusive.

Aujourd’hui le choix du numérique avec tous ou pas engage notre avenir. L’inclusion numérique est devenue une condition indispensable du plein épanouissement de l’individu, mu par le désir d’apprendre et d’entreprendre, et comme la condition d’émergence d’un nouveau "vivre ensemble". Plusieurs ministres affirment à juste titre dans leurs contributions sur "la France de 2025" que le numérique est au coeur de l’avenir économique, social, culturel et politique de notre pays. En particulier, la France et l’Europe ne pourront faire face aux grands défis de notre temps comme la mondialisation de l’économie ou la transition écologique, qu’avec l’aide du numérique, et avec la participation de tous au monde numérique. L’e-inclusion relève donc à la fois d’un principe de justice sociale et d’un souci d’efficacité économique.

Nous ne passerons pas du simple traitement de la fracture numérique à la construction de l’ascenseur social numérique sans une sensibilisation et une formation des décideurs

5 domaines prioritaires où observer l’e-inclusion

Nouveau regard, nouvelle politique. Comment évaluer les progrès ? Ceux-ci seront autrement plus complexes à mesurer que le nombre de personnes connectées ou le nombre de personnes lisant quotidiennement ses courriels.

Nous proposons de privilégier 5 domaines d’observation clés :

  • Le travail et l’emploi : en quoi le numérique change-t-il les conditions d’accès à l’emploi ? De nouvelles précarités ou opportunités apparaissent-elles quand le numérique entre dans le monde du travail ? Participe-t-il d’une amélioration ou d’une dégradation des conditions de travail, du bien-être au travail ?
  • L’accès aux droits et aux services essentiels : observe-ton un plus grand accès aux droits et services essentiels (administration, santé, social, banque, télécoms, logement), notamment par ceux qui en ont le plus besoin, lorsque le numérique s’installe ou au contraire une régression du recours ?
  • L’accès à la connaissance et au savoir : la diffusion du numérique s’accompagne-t-elle d’un accroissement du niveau de qualification de tous, ou d’un accroissement des écarts entre les plus éduqués, les plus adaptables, et les autres ? L’accessibilité des connaissances en ligne suffit-elle à élargir l’accès au savoir ?
  • La dignité et le bien-être : le numérique peut-il participer à développer ou à défaire le lien social, l’estime de soi, la maîtrise de sa vie et de son temps, la qualité de la vie ?
  • La participation à la société : les citoyens peuvent-ils s’appuyer sur le numérique pour mieux agir au sein de leur société, inventer leur propre futur, s’exprimer publiquement, être actifs au sein de réseaux, coproduire les réponses à des besoins collectifs, participer aux débats démocratiques ?

Cet horizon détermine les fondements de l’e-inclusion : si l’accès apparait comme un pré requis, la littératie, le pouvoir d’agir et les médiations en sont les trois leviers essentiels.

Un prérequis : l’accès

La question de l’équipement et de l’accès à internet, pour résiduelle qu’elle soit, ne doit pas pour autant être négligée. De façon faussement paradoxale, plus la population en générale est équipée et connectée, plus la non-connexion subie peut s’avérer socialement dommageable, voire se transformer en facteur de marginalisation. Au-delà de l’accès au réseau, l’accès aux services essentiels d’une société numérique doit également être garanti : c’est par exemple dans ce cadre qu’il faudra réaffirmer l’exigence d’une "accessibilité" des sites web aux handicapés.

L’accès et la connexion sont des droits, mais ne doivent pas être des poids

La connexion doit être une chance, et non un prétexte au contrôle, à la pression sociale ou à la dévalorisation de la personne. Dans l’entreprise notamment, on observe des pratiques qui imposent aux salariés d’être « connectables à merci » ou d’utiliser le mail, outil asynchrone comme un outil synchrone, en répondant immédiatement. Dans la vie privée, le respect des temps de déconnexion de l’autre, ou tout simple l’acceptation qu’une personne puisse faire le choix de ne pas être connectée du tout doit faire partie de la culture numérique.

Premier levier : la littératie, au-delà de l’usage

Pour monter dans l’ascenseur social numérique, il faut commencer par savoir manipuler les outils et les concepts fondamentaux du monde numérique dans lequel on vit : c’est l’enjeu de la "littératie numérique". L’OCDE la définit comme « l’aptitude à comprendre et à utiliser le numérique dans la vie courante, à la maison, au travail et dans la collectivité en vue d’atteindre des buts personnels et d’étendre ses compétences et capacités ». OCDE, [2]

Longtemps, on a focalisé la dimension « formation » (e-skills, dans le jargon de la Commission européenne) de l’e-inclusion sur l’usage des outils et des logiciels informatiques. Ce périmètre, nous disent un nombre croissant de chercheurs et d’acteurs dans le monde entier, est beaucoup trop restreint. Deux dimensions centrales doivent l’enrichir :

  • L’association étroite de plusieurs types de compétences dans la « littératie numérique » :
  • des compétences instrumentales (manipulation des équipements et des interfaces)
  • des compétences créatives et productives (concevoir, réaliser, modifier, réparer, etc.) ; celles-ci s’appuient notamment sur la compréhension et la pratique de la science au coeur du numérique – l’informatique – comme le recommande l’Académie des sciences [3]. Il s’agit d’acquérir un socle des connaissances indispensables pour comprendre le monde numérique qui nous entoure, mais aussi de rendre chacun capable s’il le désire de pouvoir développer ses propres programmes, modifier les programmes qu’il utilise, au minimum comprendre et maitriser ses interactions avec les systèmes informatiques qu’il rencontre.
  • des compétences d’environnement (trouver et comprendre des informations, analyser une situation ou un processus) ; et la maitrise des organisations, des sociétés et des économies « numériques ».
  • des compétences réflexives : les systèmes numériques incorporent des valeurs, leur agencement fait société. L’économie numérique représente une transformation qu’il est essentiel de comprendre, pour porter un regard critique sur la société informationnelle.

Si certaines de ces compétences s’enseignent classiquement, la pratique est dans ce domaine encore plus qu’un autre indispensable, l’apprentissage par projet, notamment en groupe, avec les pairs, est essentielle. Il n’en va en général pas de même des autres compétences : il faut donc prévoir de les enseigner, ou a minima de construire les moyens par lesquelles elles seront acquises.
Le recours, dans la construction de la "littératie numérique" de chacun, aux méthodes de travail caractéristiques de "l’ère numérique" : recherche et tri de l’information, exploration de données, fonctionnement par projet, travail collaboratif et en pair à pair, etc. Ces méthodes, souvent éloignées des apprentissages académiques traditionnels, sont particulièrement utiles à mobiliser pour des personnes qui sont sortis précocement des systèmes scolaires et souffrent des méthodes d’enseignement habituelles.

L’objectif de la littératie est de permettre l’acquisition d’une véritable « culture numérique », qui permette, selon les termes de l’Académie des Sciences, de « donner à tous les citoyens les clés du monde du futur, qui sera encore bien plus numérique que ne l’est le monde actuel, afin qu’ils le comprennent et puissent participer en conscience à ses choix et à son évolution plutôt que de le subir en se contentant de consommer ce qui est fait et décidé ailleurs. ».

Il faut faire en sorte que chacun dispose, selon sa trajectoire, son point de départ, son but, des connaissances qui l’aideront à réaliser ses objectifs immédiats comme à développer ses projets, à comprendre son environnement et à le changer. Si la priorité consiste à fournir à tous les jeunes une véritable culture numérique qui les aidera entre autres à rentrer dans le monde du travail, cet objectif concerne également les adultes et doit trouver son chemin dans la formation tout au long de la vie. Elle appelle des cheminements spécifiques pour les personnes les plus éloignées du numérique et les plus fragiles socialement.

Second levier : le pouvoir d’agir, accélérateur de transformation sociale

L’objectif ici est de développer le « pouvoir d’agir » (traduction de l’empowerment) de chaque individu dans ses 3 dimensions [4] : « le pouvoir de », qui passe par un développement individuel d’habiletés et de compétences personnelles (développer la confiance en soi, l’estime de soi, le sentiment d’utilité, le sens critique, etc.) ; « le pouvoir avec », qui est cette fois-ci collectif et repose sur la capacité à agir avec les autres, la solidarité, la constitution de force collective ; « le pouvoir sur », qui est le pouvoir politique, qui repose là aussi sur l’action collective pour agir sur son environnement, pour le transformer. Les politiques publiques, notamment certaines institutions internationales, soucieuses d’encourager cet « empowerment », en ont souvent négligé les dimensions collectives au profit de la seule dimension individuelle [5] . Nous pensons au contraire que le « pouvoir avec » et le « pouvoir sur » peuvent et doivent également être encouragés dans une société qui se veut inclusive.

Cette dimension est essentielle car l’inclusion n’est pas qu’une question sociale, elle est aussi éminemment politique. Pour qu’une personne soit véritablement incluse dans la société dans laquelle elle vit, il faut qu’elle s’en sente partie prenante, aussi bien en termes de relations sociales, de contribution à la vie économique (travail, consommation, etc.) et culturelle, qu’en tant que citoyen. Vouloir dissocier la capacité d’action collective de l’inclusion, c’est alimenter le rejet de la politique, mais aussi participer à un cercle vicieux de marginalisation, qui peut prendre la forme d’une perte de civilités, d’attirance pour des extrémismes politiques ou religieux, etc.

Une multitude d’initiatives citoyennes fourmillent dans les territoires, prenant en charge des problématiques ignorées ou mal traitées par les pouvoirs publics et par le secteur marchand, drainant une force d’innovation et de transformation sociale et culturelle sans équivalent, que ce soit autour d’enjeux de vie locale, d’environnement, de culture, de lien social, etc. C’est ce que nous regroupons sous le terme d’innovation sociale.

Définition de l’innovation sociale

Le Conseil supérieur de l’économie sociale et solidaire (CSESS) définit l’innovation sociale comme « des réponses nouvelles à des besoins sociaux nouveaux ou mal satisfaits dans les conditions actuelles du marché et des politiques sociales, en impliquant la participation et la coopération des acteurs concernés, notamment des utilisateurs et usagers. Ces innovations concernent aussi bien le produit ou le service, que le mode d’organisation, de distribution, dans des domaines comme le vieillissement, la petite enfance, le logement, la santé, la lutte contre la pauvreté, l’exclusion, les discriminations, etc. Elles passent par un processus en plusieurs démarches : émergence, expérimentation, diffusion, évaluation ».

Nombre de ces initiatives ont su s’emparer du numérique pour renouveler leurs pratiques, les enrichir, les déterritorialiser. D’autres au contraire sont nées dans un « terreau numérique ».

Les acteurs de l’innovation sociale au sens large, avec ceux plus spécifiquement centrés sur le numérique, partagent souvent la même volonté d’aider les personnes les plus démunies aidées à retrouver le goût d’être auteurs et porteurs de projets, à créer du lien social, à transformer leur quartier, leur territoire.

Nous découvrons sans cesse de nouveaux espaces de synergie entre ces deux mondes :

  • les formes réticulaires propres au monde numérique constituent un vecteur pour des formes d’organisations sociales et citoyennes plus horizontales, distribuées, moins hiérarchiques.
  • Les identités en ligne brouillent les identités sociales et permettent d’échapper aux représentations traditionnelles ; la confiance en soi et dans les autres se construit sur de nouveaux critères, basés sur l’action : un enfant déscolarisé peut être un as du jeu vidéo, une personne isolée socialement peut contribuer à des savoirs partagés, etc.
  • Le caractère inscriptible du Web a fait sauter de facto un monopole de parole propre aux outils de communication et aux médias du 20ème siècle : les individus découvrent peu à peu leur potentiel d’expression publique multimédia.
  • La numérisation de l’information publique rend celle-ci non seulement accessible mais aussi manipulable par le citoyen (ex : open data).
  • Les réseaux font émerger de nouvelles formes de mobilisation (ex : Ushahidi, IpaidaBribe, etc.)
  • Les plateformes en ligne désintermédient des acteurs historiques dans tous les secteurs en permettant aux individus d’interagir plus directement, en pair à pair, que ce soit pour des échanges marchands (économie collaborative), financiers (crowdfunding) ou non marchands (construction de biens communs comme le logiciel libre, Wikipédia ou OpenStreetMap, le partage d’oeuvres de l’esprit, etc.).
  • Ces pratiques s’étendent au monde matériel, encourageant dans des lieux comme les FabLabs de nouvelles formes de « bricolage » pour concevoir, réparer, modifier des objets qui peuvent ensuite être diffusés en open source (automobiles open source, machines à laver, couveuses, outils, des prothèses, etc.).
  • Le numérique est également vecteur de pratiques collaboratives : co-design, coproduction, co-création, qui permettent à des acteurs d’innover en associant des personnes extérieures au processus.

Bien entendu la rencontre entre les mondes de l’innovation sociale au sens large, telle qu’elle est portée de longue date par l’économie sociale et solidaire, par certains acteurs de l’entreprenariat social, avec les communautés agissantes autour du numérique, n’en est qu’à ses débuts. Des fertilisations croisées, aussi bien en termes de méthodes que de projets, restent encore largement à développer. Il y a là une formidable opportunité : celle de faire se rejoindre les formes collaboratives issues du numérique et les actions de « capacitation » (gain en autonomie, émancipation…) sur le terrain, pour changer d’échelle et s’adresser à tous.

Même si elles sont encore jeunes ou émergentes, les initiatives qui ont su mobiliser l’effet cumulatif d’un imaginaire social audacieux outillé du numérique, démontrent que le constat redondant depuis une vingtaine d’années des insuffisances de la démocratie représentative n’est pas une fatalité. Sans attendre nécessairement une transformation institutionnelle, d’autres formes d’engagement, de créativité et d’action du citoyen, outillées par le numérique, sont non seulement possibles mais créatrices et porteuses de véritable transformation. L’enjeu de la "mise en capacité" collective par le numérique va ainsi beaucoup plus loin. L’ampleur des risques et des enjeux quant à l’invention d’un nouveau vivre ensemble dans un contexte de restriction des financements publics, de crise économique et de transition écologique est tel que les politiques publiques n’auront d’effet que soutenues et en quelque sorte habitées par les engagements citoyens. En mettant les membres de la société en capacité d’agir ensemble, l’inclusion numérique est une condition de la co-création de la société à venir.

Troisième levier : les médiations, dans tous leurs états

La médiation, associée à la question de l’e-inclusion, est jusqu’à présent pensée par un certain nombre d’élus et de décideurs dans un sens unique : la médiation doit accompagner les utilisateurs pour les aider à s’emparer du numérique, à en apprivoiser les usages, ce que l’on appelle « l’accompagnement au numérique ».

Cette approche considère implicitement qu’il s’agit d’une fonction sociale transitoire et que, au fur et à mesure que se feront la montée en compétence, la simplification des terminaux, l’amélioration de l’ergonomie des services en ligne, le gain en autonomie des personnes etc., cet accompagnement sera amené à jouer un rôle résiduel. Bref, la médiation aurait vocation, si ce n’est à disparaître, tout du moins à ne concerner qu’une frange limitée de la population.
Or, avec de nombreux acteurs et réseaux de la médiation, nous tirons de l’expérience une conclusion exactement inverse. Nous soutenons que la quasi-totalité des services, que ceux-ci soient fournis par des acteurs publics ou par le secteur privé, va dans l’avenir avoir de plus en plus besoin de médiations humaines avec les usagers.

Pour l’heure, au nom de politiques de réduction des coûts et de simplification des usages, la tendance, aussi bien dans le secteur privé que public, est à la dématérialisation de la relation client / relation usager. Cette tendance, bien qu’elle participe souvent d’une simplification de la vie quotidienne, devient déshumanisante lorsqu’elle est imposée et exclusive.

Dans le secteur public, elle crée des inégalités fondamentales entre ceux qui peuvent se passer d’une interface humaine et les autres. La pratique bureaucratique d’une administration peut se trouver magnifiée par son informatisation et sa mise en ligne, si celles-ci font disparaître les soupapes que constituaient souvent les interlocuteurs humains. Les usagers en difficulté en payent le prix soit en temps perdu à essayer d’utiliser ces services, soit en déplacements pour retrouver un interlocuteur humain, soit, plus grave, en non recours à certains droits par découragement. Beaucoup d’acteurs de terrain décrivent l’effet excluant d’une politique d’e-administration qui supprime des interfaces humaines au profit d’accès web dans lesquels les plus fragiles ne retrouvent que rarement les chemins adaptés à leur situation réelle : dans ces cas limites malheureusement fréquents, le numérique exclut non seulement de ses propres bénéfices mais de l’accès aux droits. De ce point de vue, elle est antinomique avec les principes républicains les plus élémentaires.

Dans le secteur privé également, la substitution d’automates téléphoniques et d’interfaces en ligne contribue pour certains à une simplification de leur vie de consommateur, pour d’autres à l’inintelligibilité des offres et donc à une asymétrie croissante de la relation consommateur / entreprise, à une dégradation globale de la relation client déshumanisée. Ceci se traduit pas un « turn over » de la clientèle, coûteux pour l’entreprise, et par une perte de clientèle potentielle, détournée par l’obstacle de la dématérialisation. Sur le long terme, l’approche actuelle du tout numérique dans la relation client n’est pas économiquement souhaitable. On voit d’ailleurs des entreprises réintroduire des canaux humains en complémentarité de leurs politiques de dématérialisation.

Dans l’organisation du travail, là encore, ceux qui maîtrisent moins vite le monde numérique, souvent les plus fragiles socialement ou psychologiquement, souffrent plus que les autres.
Par ailleurs, les deux leviers mentionnés précédemment – littératie, pouvoir d’agir – ne pourront être actionnés que si là encore des forces vives les mobilisent, les implémentent, les convoquent. Les médiations contribuent d’abord à utiliser le numérique comme outil d’inclusion sociale et économique mais également à en faire un outil de créativité collective.

Nous considérons que la question de la médiation numérique s’installe de façon pérenne dans le paysage de notre société de l’immatériel, et ceci pour tous les publics, pas uniquement les publics économiquement ou socialement défavorisés. En conséquence nous aurons toujours besoin de médiateurs, avec bien entendu des rôles très variables en fonction des publics, des services, des territoires. Ces fonctions couvrent et continueront de couvrir un large éventail, de la simple explication à la formation, de l’adaptation à la réparation, de l’assistance à la gestion de conflit, de l’aide à la qualité de service, etc.

Aussi, il nous faut aujourd’hui non pas penser l’accompagnement aux usages du numérique mais la médiation avec le numérique en général, dans la vie personnelle, professionnelle, du malade, de l’administré, du consommateur etc. Ceci ne signifie pas que les besoins spécifiques d’accompagnement des personnes les plus éloignées des numériques ne seront pas pensés en tant que tels, ou seront noyés dans une « médiation générale ». Mais que nous devons acter la pérennité des besoins dans leur diversité, condition sine qua non pour identifier les moyens humains et économiques d’installer durablement ces fonctions de médiations dans le paysage et qu’elles ne soient pas la variable d’ajustement des politiques territoriales.

Le numérique, si nous le mobilisons en conscience, peut participer d’une société plus solidaire dans tous les sens du terme : en préservant ou renforçant du lien social, en ouvrant des métiers à certains exclus du travail, en imaginant de nouvelles formes de production de proximité, en facilitant l’éclosion des innovations sociales, en permettant aux plus fragiles de reprendre pied.
Mais cette mobilisation ne se fera pas seule. Elle appelle une politique ambitieuse que nous entendons bâtir autour de quatre priorités : un accès au numérique comme un droit effectif ; une littératie numérique comme condition sine qua non pour pouvoir se réaliser dans son travail et dans sa vie personnelle ; un pouvoir d’agir augmenté pour être des citoyens actifs et créatifs ; des médiations pérennes pour que le numérique ne soit pas un facteur d’exclusion individuelle mais d’innovation collective.

Pour répondre à cette ambition, nous avons besoin d’actualiser nos politiques en matière sociale, d’éducation, d’économie, d’aménagement du territoire, de services publics. Mais aussi de mettre à jour nos méthodes : nos manières de débattre ; de décider pour la collectivité ; de concevoir et délivrer des services essentiels ; de produire et gérer des biens communs

L’inclusion dans une société où le numérique est omniprésent ne relève plus des spécialistes du numérique : elle doit être un projet politique porté au plus haut niveau. Le numérique ne peut plus être pensé uniquement sous ses dimensions techniques ou économiques, mais comme un moteur pour "faire société", c’est-à-dire pour résoudre ensemble les problèmes collectifs d’aujourd’hui et tracer les chemins de l’avenir.

[1"E-Inclusion : New Challenges and Policy Recommendations", préface de Viviane Reding, 2005

[2« La littératie à l’ère de l’information », 2000, http://www.oecd.org/fr/education/etudes-pays/39438013.pdf

[3« L’enseignement de l’informatique en France : Il est urgent de ne plus attendre », 2013, http://www.academie-sciences.fr/activite/rapport/rads_0513.pdf ; le Conseil national du numérique a appuyé les conclusions de ce rapport dans son Avis n°2013-2 du 18 juin 2013.

[4Nous empruntons cette définition à Isabelle Foucher, coordinatrice du collectif Pouvoir d’agir, in la tribune Fonda, Septembre 2012

[5Cf. Marie-Hélène Bacqué et Caroline Biewenier, l’empowerment, une pratique émancipatrice, La découverte, 2013

Posté le 26 novembre 2013 par Michel Briand

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