Oeuvres transformatives : faut-il faire de YouTube le « Seigneur des Mashups » ?

Il y a quinze jours, la juriste Valérie Laure Benabou a remis au Conseil Supérieur de la Propriété Littéraire et Artistique (CSPLA) un rapport consacré aux « oeuvres transformatives », à savoir les remix, mashup et autres détournements qui pullulent sur la Toile. La Quadrature du Net et SavoirsCom1 ont déjà réagi à la remise de ce rapport, mais je n’avais pas eu le temps jusqu’à présent de le faire de mon côté, alors que j’ai déjà beaucoup écrit sur S.I.Lex à propos des oeuvres transformatives.

the-eye-of-sauron-in-desolation-of-smaug-1024x575Voulons-nous vraiment faire de Youtube le « Seigneur des Mashups » ?

Sur le fond, ce rapport de plus de 100 pages (à télécharger ici) constitue une confrontation d’une grande richesse entre ces nouvelles pratiques et le cadre juridique existant du droit d’auteur. Il comporte aussi un certain nombre de préconisations intéressantes, notamment en ce qui concerne la reconnaissance positive du domaine public ou l’extension de l’exception de citation à tous les types d’oeuvres (je vous renvoie au communiqué de SavoirsCom1 sur ces points).

Ces points positifs ne sont pas à négliger, mais c’est surtout sur les contradictions et paradoxes de ce rapport que je voudrais m’attarder dans ce billet.

En retrait par rapport au rapport Lescure

Cette lecture s’avère en effet au final cruellement décevante, dans la mesure où les propositions de Valérie Laure Benabou sont en retrait comparées à celles qui figuraient dans le rapport Lescure, remis en mai 2013. Ce dernier se prononçait en effet en faveur de l’extension de l’exception de citation aux pratiques transformatives, à condition qu’elles s’exercent dans un cadre non-commercial. Le nouveau rapport remis au CSPLA consacre de son côté une bonne partie de ses développements à fermer une à une toutes les portes qui permettraient de mettre en place une exception en faveur du remix ou du mashup, que ce soit au niveau français ou européen.

Ce rejet de la piste de l’exception est certes motivé par de savantes considérations juridiques, mais on sent bien à la lecture du rapport qu’une ombre plane de bout en bout sur ce travail : celles des grandes plateformes de partage de contenus sur Internet, et notamment YouTube, accusées de bouleverser à leur profit la chaîne de valeur des filières culturelles.

BzvP_QIIAAAnBV_L’exception de parodie offre des pistes intéressantes pour les oeuvres transformatives, sur lesquelles insiste le rapport. Mais une rencontre improbable comme celle-ci entre Star Wars et le Petit Prince ne constitue pas une parodie. Ce genre de « collage » relève bien d’une forme de « citation » d’oeuvres, effectuées dans un but transformatif. Les propositions du rapport Lescure auraient sans doute pu permettre de légaliser ce type de pratiques.

Pourtant, et c’est d’une certain façon assez paradoxal, ce rapport Benabou après avoir critiqué les exceptions, principalement au motif qu’elles risqueraient de profiter de manière indirecte aux plateformes, propose une solution qui mettrait ces intermédiaires dans une position encore plus centrale qu’actuellement. Il est en effet préconisé que par le biais des CGU des plateformes, leurs util

isateurs confient un mandat à des intermédiaires comme YouTube ou Dailymotion pour aller négocier avec les titulaires de droits des autorisations générales permettant les usages transformatifs contre une rémunération versée par la plateforme.

En gros, Valérie Laure Benabou recommande d’accentuer une tendance déjà présente actuellement. Un acteur comme YouTube a déjà noué des accords de redistribution des recettes publicitaires avec des sociétés gestion collective, y compris en France avec la SACEM ou la SACD. Un article récent indiquait d’ailleurs que ces redistributions versées par le biais de son système de marquage de vidéos ContentID, représentaient plus d’un milliard de dollars depuis 2007.

Incontournables plateformes ?

Petit à petit, par la position centrale qu’il occupe dans l’écosystème de l’économie de l’attention, YouTube est devenu un espace « à part » sur la Toile, où les créations transformatives peuvent circuler – quand les ayants droit le tolèrent – à condition d’intégrer le système de monétisation des contenus mis en place par la plateforme.

Mais le site de Google n’est pas le seul à se positionner graduellement comme un intermédiaire « garant » des usages transformatifs sur Internet. Un acteur comme Amazon, avec son programme Kindle Worlds, joue un rôle similaire dans le secteur de l’écrit en ce qui concerne les fanfictions. Amazon est en effet allé négocier les droits avec des éditeurs ou des producteurs pour des « univers de fiction » entiers, correspondant à des romans ou à des séries télévisées (Vampire Diaries, Gossip Girl, etc). Les auteurs de fanfictions peuvent aller puiser dans ces mondes pour réaliser leur propre création, sans prendre de risques juridiques, mais ils ne peuvent le faire que dans la mesure où ils commercialisent ensuite leurs écrits sur Amazon.

Le système Kindle Worlds concerne encore seulement un petit nombre d’univers, mais il a l’avantage de donner une sécurité juridiques forte aux auteurs de fanfictions, qui sont certains en allant sur cette plateforme de ne pas risquer de poursuites. Il est aussi décrié par certains comme transformant l’esprit dans lequel les fanfictions sont écrites. Il existe en effet une règle tacite dans la plupart de ces communautés d’écriture, selon laquelle on peut s’emparer des oeuvres d’autres créateurs, à condition à ne pas chercher à en faire de l’argent. Amazon avec Kindle Worlds bouleverse ces règles du jeu en plaçant au contraire la monétisation au coeur du dispositif.

Youtube et son Robocopyright ContentID ont également cet effet, car les YouTubeurs doivent généralement entrer dans des logiques complexes de partage des revenus publicitaires pour espérer que leurs créations dérivées ne fassent pas l’objet de demandes de retrait. Mais les règles du jeu sont fixées par YouTube, qui peut décider subitement d’en changer comme l’épisode douloureux du « Copyright Apocalypse » l’avait montré à la fin de l’année dernière, lorsque des modifications des paramètres de ContentID avaient entraîné le retrait subi de nombreuses vidéos jusqu’alors épargnées.

Un mandat pour les gouverner tous…

Valérie Laure Benabou critique à juste titre ce mécanisme instauré par YouTube comme « peu conforme aux exigences de la sécurité juridique« , car contrairement à Kindle Worlds, on ne sait jamais à l’avance avec certitude sur YouTube si telle ou telle oeuvre a fait l’objet d’un accord de partage des recettes publicitaires entre la plateforme et les titulaires de droits. La juriste propose donc de systématiser la démarche par le biais d’un mécanisme de « mandat général » octroyé aux plateformes par leurs utilisateurs  :

Un mécanisme contractuel plus stable devrait être encouragé [...] Le moyen d’y parvenir consisterait à insérer dans les conditions générales d’utilisation (CGU) des plateformes d’hébergement une clause accordant à ces dernières un mandat pour représenter leurs

clients auprès des ayants droit, aux fins d’obtenir l’autorisation d’exploitation nécessaire. ce défi permettrait de répondre à la massification des utilisations, sans conduire à une multiplication de micro-transactions. Ainsi la plateforme négocierait l’accès au répertoire au nom de l’ensemble des réalisées par ses clients dans le cadre d’un mécanisme global. Un tel dispositif aurait pour effet de liciter les actes réalisés par les utilisateurs, sans que ces derniers aient à s’acquitter personnellement de la demande d’autorisation et à en discuter les conditions individuellement. La plateforme négocierait un accord de représentation générale pour le compte de l’ensemble des personnes l’ayant mandatée.

Certes le système peut paraître astucieux au premier abord et à même de produire des effets puissants. Mais il aurait aussi pour conséquence de renforcer énormément la position des plateformes dans l’écosystème de la création transformative. Philippe Aigrain, co-fondateur de la Quadrature du Net, qui a été auditionné par la mission Benabou, avait mis en garde contre de telles solutions :

[...] le pire serait si les pratiques transformatives ne devenaient possibles qu’en recourant à des intermédiaires ayant négocié avec les ayants droit. Aucun nouveau droit ne serait donné aux individus et un privilège considérable serait donné à ces intermédiaires.

C’est aussi la conclusion à laquelle j’étais arrivé en 2012 dans un billet consacré au cas du Gangnam Style, où je comparais ContentID de Youtube à une forme de « licence globale privée » :

Plus encore, la monétisation des contenus organisée par YouTube constitue une forme de “licence globale privée » : elle a le même effet d’ouvrir les usages, mais les “libertés” qu’elle procure sont limitées à la plateforme de YouTube et lui permettent de cap

ter la valeur générée par ces pratiques. Les licences globales privées sont en réalité des privilèges juridiques, que les grands acteurs du web sont en mesure de se payer, en amadouant les titulaires de droits par le bais de la promesse d’une rémunération. Et ce système maintient une forme de répression et d’incertitude constante pour les internautes quant à ce qu’ils peuvent faire ou non (…) il serait infiniment préférable qu’une exception législative soit votée en faveur du remix, plutôt que cette liberté soit simplement “octroyée” aux internautes par des acteurs privés, sur la base d’arrangements contractuels.

Le Robocopyright, nouveau « Deus Ex Machina »

Le rapport Benabou est de ce point de vue symptomatique de la situation pathologique dans lequel le système du droit d’auteur s’est lui-même enfoncé, à force de multiplier les verrous pour éviter d’évoluer. Les obstacles à l’introduction de nouvelles exceptions ont été soigneusement érigés, notamment le fameux « test en trois étapes » figurant au niveau international et européen, qui fragilise énormément la marge de manoeuvre des législateurs nationaux. Sans la possibilité d’être couverts par des exceptions, les usages doivent théoriquement passer par des négociations d’autorisation avec tous les titulaires de droits concernés, mais la complexité de tels dispositifs est complètement hors de portée de la myriade d’internautes mis en position de créer des oeuvres transformatives sur Internet.

Du coup, les grands intermédiaires du Web, les Google, Amazon et consorts, si décriés d’un côté par les industries culturelles qui ont tant œuvré pour fossiliser ainsi le système du droit d’auteur, deviennent également paradoxalement les seuls à disposer des moyens nécessaires pour démêler cet écheveau kafkaïen… On le voit pour les mashup et les remix dans ce rapport : après avoir montré que la piste des exceptions était très largement impraticable, Valérie Laure Benabou n’a plus comme solution à proposer que l’invocation d’un « Deus Ex Machina » : Youtube et ses armées de robots scannant sans relâche sa plateforme…

Mesdames et messieurs, voici l’avenir du droit d’auteur…

Pourtant comme j’avais essayé de le montrer dans un billet précédent, il existait une marge de manoeuvre, y compris au niveau français, pour suivre les recommandations du rapport Lescure et tenter une première forme d’adaptation du droit d’auteur, en étendant l’exception de citation aux usages créatifs et transformatifs. Une telle réforme n’aurait sans doute pas été contraire au test en trois étapes, à condition de restreindre le champ d’application de cette exception « mashup » aux usages non-commerciaux.

Le compromis rejeté de l’usage non-commercial

Ce faisant, la loi n’aurait fait qu’entériner un compromis qui se dessine déjà petit à petit entre les industries culturelles et les Internautes. De plus en plus, on constate en effet que des titulaires de droits importants tolèrent et même encouragent les usages transformatifs à condition qu’ils s’exercent dans un cadre non-commercial. Il existe ainsi plus 700 000 de fanfictions écrites dans l’univers d’Harry Potter, parce que J.K. Rowling a fait savoir qu’elle tolérait de telles pratiques. J’avais montré que même un acteur comme Disney évoluait graduellement sur ces questions, notamment depuis le succès de la Reine des Neiges. Ce mois-ci, on a pu voir que Disney non seulement ne s’opposait pas, mais soutenait activement le projet Star Wars Uncut, dans lequel plus de 480 fans ont recréé en version « suédée » L’Empire contre-attaque pour former un extraordinaire exemple d’oeuvre à la fois transformative et collaborative.

Le rapport Lescure était loin d’être parfait, mais il présentait l’intérêt de prendre pour base ce « compromis » embryonnaire entre les industries culturelles et les amateurs pour tenter une première évolution de la loi sur le droit d’auteur. Il aurait sans doute été possible de combiner le critère de l’usage non-commercial à celui de la diffusion décentralisée, comme pour la légalisation des échanges non-marchands proposée par la Quadrature du Net, afin d’éviter justement que les grandes plateformes ne puissent bénéficier de manière indue d’une telle exception, en monétisant les contenus transformatifs. On aurait ainsi abouti à rendre les pratiques créatives plus autonomes vis-à-vis de ces grandes plateformes centralisées, alors que la solution de mandat avancée par Valérie Laure Benabou aboutirait à un résultat exactement inverse.

Voulons-nous faire de YouTube le « Seigneur des mashups » et d’Amazon le « Maître des fanfictions » ? Est-ce la seule alternative que nous offre un système du droit d’auteur tellement pétrifié dans ses dogmes qu’il en devient dépendant de ces grandes plateformes pour évoluer ?

Du mashup comme un corolaire du droit au partage

Si tel était le cas, il y a des manières plus radicales encore que les exceptions au droit d’auteur d’envisager la légalisation des pratiques transformatives. Tout comme la légalisation du partage pourrait s’exercer sur la base de l’épuisement des droits, les pratiques transformatives pourraient être considérés comme des droits culturels des individus et un corolaire du droit au partage, ainsi que le défend La Quadrature du Net. Le droit d’auteur étant épuisé, les mashup et remix s’exerceraient alors complètement en dehors de son emprise et logiquement, le créateur d’une oeuvre transformative se verrait reconnaître une qualité pleine et entière d’auteur, avec la possibilité de commercialiser son oeuvre sans retour financier à l’auteur de l’oeuvre initiale. C’est déjà d’ailleurs dans une certaine mesure comme cela que fonctionne le fair use aux États-Unis, qui admet l’usage commercial des oeuvres dérivées lorsqu’elles sont réellement « transformatives ».

Personnellement, je pensais que le rapport Lescure avait ouvert une piste raisonnable, permettant d’atteindre un nouvel équilibre. Mais si le système la rejette et propose à la place des « solutions » conduisant à encore plus de centralisation sur Internet, il est sans doute temps de passer à des approches plus radicales.

***

Il avait fallu plus d’un an pour que le rapport Lescure rende ses conclusions et la mission Benabou a mis encore des mois à détricoter ce qui avait été proposé… La Commission européenne annonce de son côté une révision de la directive sur le droit d’auteur, mais seulement à l’horizon 2016. Pendant ce temps, chaque mashup et chaque remix publiés sur Internet constituent une goutte d’acide rongeant lentement, mais sûrement la crédibilité du droit d’auteur.

C’était déjà la conclusion d’un article lumineux d’André Gunthert publié l’an dernier où il évoquait le décalage entre le droit et les pratiques, qui gagne à être relu aujourd’hui :

Les usages publics ne menacent pas la culture. Ce sont eux qui la font vivre. La culture n’existe que si elle est utilisée, et non pas seulement consommée. C’est donc en admettant d’oublier les seuls intérêts des industriels qu’on rendra le meilleur service au commerce des œuvres de l’esprit. Quoiqu’il en soit, les images et les contenus multimédia sont dès à présent au cœur des usages. Le droit, lui, n’est plus qu’à la lisière de la légitimité.


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Via un article de calimaq, publié le 25 octobre 2014

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