Cet article est un essai d’explication d’une approche au croisement d’une expérience d’élu local, d’acteur des réseaux coopératifs, de participation au Conseil National du Numérique. Cette approche est aussi proposée pour la réalisation d’un cours ouvert (MOOC) en cours à l’Institut Mines Télécom. Merci de vos commentaires ou de liens vers des articles
Dans une planète secouée de crises – aux conséquences multiples - économiques et sociales autant qu’écologiques… nous manquons cruellement d’un projet de société qui nous relie et propose un avenir de progrès social.
"L’ancien se meurt, le nouveau ne parvient pas à voir le jour. Dans cet inter-règne surgissent les monstres."
A. Gramsci
"Cette crise d’ailleurs, c’est principalement le malaise dans nos têtes devant les immenses changements qui sont à l’œuvre."
Michel Serre, 30 décembre 2012.
Dans ce contexte d’une fragilité sociale, il est important que les transformations profondes induites par le développement de nos usages du numérique ne soient pas un bouleversement de plus qui laisse de côté de larges pans de la société déjà en difficultés. Si nous voulons construire un chemin qui fasse société, il nous faut comprendre les enjeux de cette transition numérique.
L"approche proposée ici est de considérer la transition numérique comme un paradigme :
"Un paradigme est une représentation du monde, une manière de voir les choses, un modèle cohérent de vision du monde qui repose sur une base définie."
En effet, en regardant ce qui se passe dans différents domaines de l’économie ou de la société nous retrouvons les mêmes clés de lecture pour expliquer les transformations induites par le développement de nos usages du numérique. Ce point de vue permet de dépasser la question des moyens (les équipements, les applications) pour s’intéresser aux mécanismes en jeu et aux
transformations induites par le développement de nos usages des outils numériques.
Nous vivons dans une société fortement marquée par une organisation du temps d’avant le numérique, (un peu comme la préhistoire est le temps d’avant l’écriture) où les administrations, collectivités, services publics sont profondément hiérarchiques, cloisonnés en silo, peu ouverts à l’innovation des acteurs ou des citoyens, où les formations d’ingénieurs sont davantage basées sur la capacité à abstraire et à résoudre les problèmes bien posés que sur les capacités à créer, innover et coopérer, absentes des concours de recrutement.
Le changement culturel pour apprendre à s’exprimer, écrire publiquement, coopérer, échanger, mettre en communs, réutiliser demande le temps long des changements humains tant au plan individuel qu’au niveau des modèles sociaux dominants.
Notre société est confrontée pour la première fois de son histoire à la gestion de l’abondance : une musique, un texte, une méthode, peuvent être dupliqués et diffusés à un coût marginal nul. Des millions de personnes s’expriment à travers les blogs, réseaux sociaux, créent des tutoriaux, postent des vidéos dans un monde où il y a quelques dizaines d’années l’expression publique était limitée à quelques dizaines de milliers d’auteurs, journalistes ou leaders politiques.
En quelques dizaines d’années des choses jusqu’alors inimaginables comme l’encyclopédie collaborative, le logiciel libre, les blogs, les réseaux sociaux, le pair à pair font partie de notre vie quotidienne. Pour se déplacer, acheter (d’occasion), rechercher de l’information, se divertir, nous voici à la fois producteur et consommateur d’information. Et pourtant dans le même temps l’organisation de la salle de classe, de la mairie, des décisions publiques ont peu changé.
Quelles sont les clés qui nous permettent d’appréhender ces transformations en cours et de les prendre en compte dans les politiques publiques ?
Voici quelques propositions de ces clés, illustrées sur quelques domaines.
Il s’agit ici d’une première écriture à améliorer au fur et à mesure des retours.
Cet article voulant mettre l’accent sur cette notion de paradigme, les exemples sont courts et demandent à être développés (c’est le sujet du projet de MOOC cité ci-dessus). Merci de vos remarques pour améliorer cette approche et de vos liens vers des articles qui pourraient l’enrichir.
Quelques clés de lecture
- L’émergence rapide de nouveaux modèles économiques : l’industrie musicale
- plateforme versus intermédiaires, un déplacement massif de la production de valeur
L’industrie musicale est ici un exemple éclairant d’une évolution à la fois rapide et massive bouleversée par l’arrivée de nouveaux entrants.
En quelques années le centre économique de cette industrie s’est déplacé des majors qui "signent" les artistes, organisent la production de supports (disques, CD...) en font la promotion et la commercialisation vers des plateformes (I-tunes, You-tube, Deezer) et l’échange en pair à pair.
Confrontées à la question de l’abondance qui permet à tout un chacun de faire de la copie privée, de télécharger de la musique en ligne les majors se sont arc-boutés sur un contrôle répressif illusoire comme l’ont montré les différents avatars des lois Dadvsi, ou de la coûteuse Hadopi.
Pendant ce temps Apple ouvrait sa plateforme I-tunes dans un modèle privatif, Deezer développait sa plate-forme d’écoute à la demande.
Avec les outils du numérique, nombre d’artistes apprenaient à s’auto-produire utilisant des plateformes de vidéos comme you-tube pour organiser leur auto-promotion.
Et à côté de l’achat de musique, de nouvelles pratiques massives d’échanges en pair à pair transformaient nos relations à la culture musicale.
Ce déplacement de la valeur vers des plateformes qui réduisent la part des intermédiaires se retrouve aussi dans le domaine des petites annonces, où la presse quotidienne est concurrencée par "Le bon coin" .
Ces nouveaux modèles économiques émergeants sont le moteur de nombre de start-up de l’économie numérique telles celles présentés dans l’article du nouvel obs "Start-up : ces "barbares" qui veulent débloquer la France.
Et demain pour l’école, la santé, le tourisme... ce déplacement de la valeur vers de nouvelles plateformes est déjà en émergence.
- Le consom’acteur : l’expression web : sélection de l’information, commentaire, écriture
- Nos usages des outils numériques façonnent le monde.
L’exemple de l’expression publique en est une illustration. Après avoir permis une large diffusion d’information avec l’invention du Web, l’arrivée de systèmes de publications basés sur la gestion de contenus a permis à des millions de personnes de passer progressivement du commentaire à l’écriture à travers les blogs, les sites contributifs, les wikis ... un mouvement aujourd’hui qui s’élargit à la publication de vidéos, de photos, la contribution sur les réseaux sociaux.
Si l’on regarde un peu en arrière, comment un habitant de Brest pouvait connaître il y a 20 ans l’initiative d’une association du Lot si elle n’avait pas l’honneur d’être publiée par la presse ou décrite dans un livre ? Aujourd’hui de plus en plus d’individus participent à une expression publique, même si l’écriture d’un article est loin d’être facile et que beaucoup ne mesurent pas toujours la portée de l’expression publique sur un réseau social.
Si l’écriture a révolutionné la transmission d’information et de connaissances, et l’imprimerie sa diffusion et son accessibilité, les outils du numérique ouvrent une nouvelle étape de l’écriture publique pratiquées par des millions de personnes.
Cette notion de consom’acteur, évolution vers une société contributive se retrouve dans nos usages des recommandations où nous sommes tour à tour utilisateur et producteur d’un avis, ou dans l’usage de plateforme d’annonces où nous proposons ou achetons.
- Le pair à pair : quand l’impossible devient réalité : wikipedia
- de nouvelles formes d’intelligences collectives
Qui aurait parié il y a 20 ans sur la possibilité d’écrire une encyclopédie par des milliers de personnes motivées par la simple envie de produire un bien commun ouvert à tous, sans passer par la révision par des experts ? Et pourtant, l’encyclopédie Encarta de Microsoft est oubliée par tous, et l’encyclopédie Universalis et ses beaux livres a du fermer la porte cette année.
Plus improbable encore la production d’une carte par l’agrégation de micro apport comme ceux des habitants de Plouarzel qui auto-réalisent en 2010 la carte de leur commune ou le versement des SIG des collectivités territoriales en Bretagne où les cartes d’Open Street Map sont le fond de carte par défaut de géobretagne, laissant les cartes d’IGN en second choix.
La co-production par les pairs n’a que dix à 20 ans et pourtant elle se développe aussi pour la production de manuels tel Sesamath, de flore tel Tela botanica. Notre société fait l’apprentissage d’une intelligence collective où les apports de milliers de personnes sont plus efficients que l’organisation traditionnelle basée sur l’expertise individuelle et le salariat dans des organisations spécialisées.
- Coopération et innovation ouverte : l’innovation ouverte moteur du développement
- un apprentissage des pratiques collaboratives
A l’école nous avons appris à cacher notre copie, le classement individuel... les outils du numériques sont eux propices à la coopération, aux pratiques collaboratives. Lentement une culture de la co-production émerge. Les exemples précédents de Wikipedia et d’Open Steet Map en montrent l’efficience.
Les logiciels libres ont le premier illustré cette richesse d’un travail collaboratif qui associe des centaines de développeurs (cf La cathédrale et le bazar) autour d’un projet commun.
C’est aussi en pratiquant la coopération que quelques centaines de professeurs de mathématiques ont co-produit avec Sesamath des manuels de mathématiques qui ont une part de marché de 20% en collèges et développé un système d’apprentissage en ligne utilisé par un million d’élèves sans quasi aucune subvention de l’éducation nationale.
Ces pratiques collaboratives ne vont pas de soi et trop rares sont encore les méthodologies comme les formations-actions type animacoop d’Outils Réseaux qui permettent de diffuser cette culture.
Des rapports comme Jules Ferry 3.0, Bâtir une école créative et juste dans un monde numérique, Conseil National du Numérique, ou celui de Philippe Lemoine, Transformation numérique de l’économie française alerte sur la nécessité de cet apprentissage tant à l’école que dans la vie sociale et économique.
Ces pratiques collaboratives concernent tous les secteurs d’activité et on en voit notamment la marque dans le développement récent de l’innovation ouverte.
- Les communs : open data des collectivités
- nous voici confronté à la gestion de l’abondance
Lorsque vous consultez les mentions légales des sites web de collectivités ou d’associations, vous y trouverez le plus souvent "toute reproduction interdite". Ce qui est publié n’a pas vocation à être réutilisé, même s’il a été produit sur un financement public. Quel paradoxe lorsqu’une information peut si facilement être utile à d’autres et réutilisée. Lorsque le syndicat mixte Mégalis a commencé à réaliser une orthophotographie du territoire, un accord n’a pu être trouvé avec l’IGN qui voulait que ces données ne soient pas librement réutilisables afin de préserver une part de son financement basée sur la vente des données.
En quelques années le mouvement de l’"open data", a transformé complètement le monde des données produites par les acteurs publics. Plutôt qu’une économie de la rente qui vend les données, le choix a été fait par un nombre croissant de collectivités et de services de l’état de mettre à disposition les données publiques (hors données nominatives) pour favoriser une économie de services et une transparence de l’action publique comme la remarquable plateforme data.gouv animée par la mission Etalab.
L’abondance des contenus, l’émergence des pratiques collaboratives issu de nos usages du numérique produisent une renaissance des communs [1]. Pour partager les résultats de la recherche, élargir les libertés d’usage de contenus, d’oeuvres, de logiciels c’est tout un mouvement qui se développe inventant à côté des modèles marchands classiques et du service public (encore souvent fermé à clé) d’autres façon de faire, d’innover et de partager qui concernent autant l’entreprise que la société où les services publics.
Dans l’enseignement supérieur le mouvement récent des MOOC, cours massivement ouverts et en ligne dont plus de la moitié des contenus sont sous une licence Creative Commons qui en permet la réutilisation, en sont un exemple qui interpelle les universités où en général les cours sont fermés aux étudiants (et même aux professeurs) des autres établissements du même réseau.
Ce mouvement des communs numériques c’est aussi celui des 200 ateliers de fabrication numérique qui se sont ouverts en trois ans en France et qui diffuse une culture de la fabrication ouverte.
- Pharmakon : un monde ouvert mais une surveillance généralisée
- progrès et risques à la fois
Le numérique n’est pas une réponse en soi aux problèmes de société. Il est à travers les data center et nos usages des appareils multimédia terriblement consommateur d’énergie et de ressources rares. Il produit la suppression de millions d’emplois très partiellement remplacés. Il est un outil de la financiarisation de l’économie et son détachement de la rémunération du travail. Il est porteur, comme l’a montré le lanceur d’alerte Snowden, d’une surveillance généralisée. Il est un accaparement et une marchandisation de nos données personnelles par quelques plateformes monopolistiques.
C’est le Pharmakon sur lequel Bernard Stiegler attire notre attention.
"En Grèce ancienne, le terme de pharmakon désigne à la fois le remède, le poison, et le bouc-émissaire.
Tout objet technique est pharmacologique : il est à la fois poison et remède. Le pharmakon est à la fois ce qui permet de prendre soin et ce dont il faut prendre soin, au sens où il faut y faire attention : c’est une puissance curative dans la mesure et la démesure où c’est une puissance destructrice"
"... le web peut être dit pharmacologique, c’est parce qu’il est à la fois un dispositif technologique associé permettant la participation et un système industriel dépossédant les internautes de leurs données pour les soumettre à un marketing omniprésent et individuellement tracé et ciblé par les technologies du user profiling."
Et il est essentiel de s’interroger pour chaque technologie et ses usages sur la régulation des risques et dangers associés, qu’il s’agisse des données de santé, de la surveillance, de l’épuisement des ressources, du travail...
- Une société contributive : une autre gouvernance
- faire avec, être en attention, donner à voir, relier, coopérer, en communs
Dernière clé de lecture proposée la question de la gouvernance. Si la transition numérique transforme l’économie, les comportements, l’organisation de la production elle porte aussi des transformations possibles de la gouvernance. C’est déjà ce que j’ai pu apprendre dans une politique publique locale du numérique à travers le "faire avec", le "donner à voir", "être en attention" qui facilite l’implication et augmente le pouvoir d’agir.
Ce pouvoir d’agir augmenté est l’un des points sur lequel le rapport du Conseil National du Numérique « Citoyens d’une société numérique – Accès, Littératie, Médiations, Pouvoir d’agir : pour une nouvelle politique d’inclusion » a mis l’accent.
Ce pouvoir d’agir nécessite de la part des personnes une estime de soi, une confiance qui n’est pas souvent cultivée et valorisée dans l’entreprise ou la cité.
C’est un changement de regard, des espaces propices à l’expérimentation, une compréhension de l’erreur comme un apprentissage source d’enrichissement (voir aussi les propositions de l’apprentissage de la programmation et de l’informatique à l’école dans le rapport du Conseil National du Numérique, une ouverture de lieux ouverts tels les tiers lieux open source creuset d’innovations sociales.
Cette gouvernance contributive qui donne place aux contributions des acteurs de la cité, de l’association ou de l’entreprise est aussi un apport possible de la société transformée par le numérique qu’il nous faut appréhender et expérimenter dans tous les domaines.
La transition numérique paradigme ?
Ces clés de lecture brièvement présentées sont-elles des éléments qui peuvent éclairer notre compréhension de la transition numérique ?
Certaines clés telles la coopération et les communs peuvent-elles être regroupées, d’autres rajoutées ?
A chacun-e de le dire, le re formuler, le modifier en les reprenant pour son activité professionnelle, associative ou citoyenne.
A travers quelques présentations réalisées ces dernières semaines, j’ai l’impression qu’elles peuvent être un éclairage qui donne un peu de recul sur les transformations à l’œuvre dans notre société. Le besoin d’une littératie numérique [2] développé par le Conseil National du Numérique, qui aide à comprendre et outille, est énorme. A l’heure où la majorité des projets d’investissement publics sont des infrastructures et des achats de logiciels et où les espaces d’innovations et de coopération sont encore rares, il concerne tout autant les personnes en position de responsabilité que les personnes et groupes éloignés du numérique.
Cette contribution essaie d’apporter un éclairage pour faciliter une appropriation et une transformation par nos usages du numérique qui impliquent, relient, incluent et incitent au partage.
Michel Briand, Brest le 4 janvier 2015.
Merci à chacun-e de vos retours, remarques compléments et autres références
Merci à Jean Michel Cornu, Valérie Peugeot, Bernard Stiegler, Daniel Kaplan, Sophie Penne, Lionel Maurel, Michel Bauwens, Laurent Marsault, Jacques François Marchandise (parmi bien d’autres) et au service internet et expression multimédia de la ville de Brest pour toutes ces idées et chemins cotoyés au fil de ces 20 ans.