Valve et le casse-tête de la monétisation des usages transformatifs

Il s’est produit au début du mois des événements intéressants sur Steam, la plateforme de distribution de jeux vidéo proposée par la société Valve. Cette dernière a en effet tenté de mettre en place un système de vente des « mods », c’est-à-dire des modifications de jeux originaux développés par des fans. A côté du mashup, du remix ou des fanfictions, les mods constituent un exemple d’usages transformatifs des oeuvres et ils occupent une place non négligeable dans l’univers du jeu vidéo, au point d’obliger les industriels du secteur à se positionner sur la question.

En ce moment, on assiste par exemple à une explosion des mods proposés pour Grand Theft Auto V, suite à l’arrivée de la version du jeu pour PC. Si vous voulez que votre personnage devienne un animal, qu’il soit capable de voler dans les airs comme Superman ou que les armes du jeu se mettent à tirer des voitures (si,si…), vous trouverez certainement un mod qui vous permettra de le faire !

Entre interdiction en droit et tolérance de fait

Le problème évidemment, c’est que comme pour tous les usages transformatifs, la pratique du modding soulève des problèmes de respect du droit d’auteur, car elle touche à l’intégrité des oeuvres que sont les jeux vidéo. Pour GTA V par exemple, un nombre important de joueurs utilisant des mods dans le jeu en ligne ont été bannis récemment, déclenchant au passage une vague de protestations. A tel point que Rockstar, l’éditeur de ce jeu, a été obligé de préciser publiquement sa politique concernant les mods, en indiquant qu’il ne s’opposait pas à ce que des moddeurs proposent des modifications, y compris les plus délirantes, tant que leur usage restait limité au mode hors ligne du jeu.

En dépit de ce que dit le droit d’auteur, un éditeur comme Rockstar est donc obligé de tenir compte des pratiques de la communauté des joueurs et il peut même trouver son compte à se montrer tolérant. Un certain nombre d’observateurs font en effet remarquer que la longévité commerciale de GTA IV, la précédente version du jeu, a été significativement prolongée par la multiplication des mods qui ont permis aux joueurs d’avoir accès à une expérience de jeu plus diversifiée. Pour autant, les politiques des éditeurs varient beaucoup en la matière. Mojang par exemple, la société qui développe Minecraft, a de son côté récemment rappelé qu’elle ne soutenait pas le développement de mods, quand bien même ils sont extrêmement nombreux à être proposés par des fans et font partie intégrante de l’univers Minecraft.

Le fiasco des mods payants pour Skyrim

C’est donc dans ce contexte complexe que Valve a tenté une expérience pour essayer de trouver une nouvelle forme de compromis avec le public. La société a proposé aux moddeurs de bénéficier d’un magasin sur la plateforme Steam pour vendre leurs modifications du jeu Skyrim, en accord avec l’éditeur Bethesda à l’origine du jeu. Une forte communauté de moddeurs existait en effet déjà depuis plusieurs années autour de Skyrim et Valve affichait son intention de leur offrir une possibilité de monétiser légalement leurs créations.

Rapidement pourtant, cette initiative a soulevé une énorme vague de protestations parmi les joueurs. Les conditions du partenariat ont rapidement été dénoncées, car si les développeurs étaient libres de fixer le prix de leurs mods, ils ne conservaient au final que 25% des sommes payés par les utilisateurs de Steam. Les 75% restant étaient conservés par Valve, avec une part reversée à l’éditeur de Skyrim pour honorer leur accord contractuel.

Mais plus largement, une partie importante du public s’est manifestée pour s’opposer au principe même de la monétisation des mods. Une pétition lancée sur Change.org a recueilli plus de 130 000 signatures pour réclamer un retour à la gratuité :

Mods should be a free creation. Creations made by people who wish to add to the game so others can also enjoy said creation with the game.

Capture d’écran 2015-05-14 à 16.07.17

Au final, Valve a été assailli d’une telle tempête de commentaires négatifs, que la firme a perdu un million de dollars, rien que pour essayer de gérer cette crise ! Et à peine une semaine après ses premières annonces, le magasin de mods payants pour Skyrim a été retiré, après que Valve ait platement présenté ses excuses aux utilisateurs de Steam…

Des pratiques ancrées dans la sphère non-marchande

Ces turbulences sont intéressantes, parce qu’elles montrent la difficulté à trouver un compromis acceptable pour la monétisation des pratiques transformatives que constituent les mods. Pourtant, Valve proposait déjà sur sa plateforme Steam un « Workshop » où les développeurs peuvent vendre des modifications pour les jeux « maison » de la société (Team Fortress 2, Counter Strike, DOTA 2) en appliquant un taux de commission identique de 75%.

Le problème avec Skyrim, c’est que Valve s’est heurté à une communauté qui a développé ses propres règles en matière de mods. Notamment les joueurs ont fini par intérioriser le fait que les mods sont tolérés, tant que les personnes qui les produisent ne cherchent pas à en faire de l’argent. Cette limitation est en réalité une manière d’essayer de trouver un mode de coexistence avec les titulaires de droits. Mais c’est aussi devenu une composante de « l’éthique » des développeurs de mods.

Manifestation virtuelle contre les mods payants.

Et étrangement ici, alors que l’éditeur Bethesda était d’accord avec le partenariat proposé par Steam, le magasin de mods payants est apparu comme contraire à cette éthique. Le succès rencontré par la pétition sur Change.org montre que la communauté des joueurs est fortement attachée à ce que la pratique des mods reste dans une sphère non-marchande.

Pour autant, le consensus autour de cet équilibre n’est pas unanime. Certains producteurs de mods se sont en effet exprimés pour dire qu’ils étaient déçus par ce retour en arrière de Valve, car le partenariat leur aurait permis de trouver des revenus pour dégager le temps nécessaire à la production de mods de meilleure qualité.

John Romero, l’un des créateurs de Doom, a lui aussi pris la parole pour rappeler que cette question de la rémunération des créateurs de mods se pose en réalité depuis les années 90 :

J’ai toujours pensé que les créateurs de mods devraient pouvoir dégager de l’argent de leurs créations. En 1995, pendant que nous étions en train de faire Quake, nous avions réfléchi à créer une société appelée id Net. Cette société aurait été un portail que les joueurs auraient utilisé pour se connecter et jouer aux créations des modders. Il était question qu’il s’agisse d’un site avec un vrai aspect éditorial, les niveaux et les mods choisis par nous, à id. Et si nous mettions votre contenu sur notre réseau, nous vous payerions une somme en fonction du trafic qu’il aurait généré sur le site.

Des fanfictions sur Amazon aux vidéos des Youtubeurs

La question de la monétisation des usages transformatifs déborde en fait largement le domaine des mods pour jeux vidéo. Elle s’est posée par exemple également à propos des fanfictions.

Dans le cadre d’une démarche assez similaire à celle de Valve, Amazon a cherché une manière de pouvoir vendre légalement ces histoires écrites par des amateurs en prolongeant des oeuvres préexistantes. C’est ce qui a donné naissance en 2013 à la plateforme Kindle Worlds, sur laquelle Amazon propose aux fans de venir écrire et commercialiser leurs créations en pouvant légalement s’inscrire dans des « univers » pour lesquels la firme de Jeff Bezos a obtenu une licence de la part des titulaires de droits. Il est ainsi possible à présent d’écrire de nouvelles histoires pour Vampire Diaries ou Gossip Girls, en toute légalité, mais à la condition de vendre ensuite ces productions via Amazon en acceptant ses conditions contractuelles.

Là aussi, on remarquera que le lancement de cette formule a suscité un débat houleux au sein des communautés qui écrivent des fanfictions. En effet dans ce domaine des pratiques transformatives, on retrouve également la règle – fortement intériorisée par les fans – que ces créations dérivées sont acceptables, mais seulement tant qu’on ne cherche pas à en faire de l’argent. C’est également cette convention qui a permis de trouver un équilibre avec certains auteurs renommés, comme J.K. Rowling qui encourage explicitement les fanfictions non-commerciales écrites dans l’univers d’Harry Potter.

D’ailleurs, la plateforme Kindle Worlds, alors même qu’elle offre depuis deux ans des possibilités de nouveaux revenus pour les auteurs amateurs n’a pas vraiment rencontré le succès escompté. C’est la preuve qu’il n’est pas si simple de faire migrer des pratiques ayant cours dans la sphère non-marchande vers la sphère marchande. Contrairement à une idée largement répandue, l’incitation à créer n’est pas toujours liée au gain financier.

YouTube est également un autre exemple intéressant de lieu où les producteurs de contenus essaient de mettre en place des solutions pour monétiser les pratiques transformatives. Les conventions ne sont pas exactement les mêmes sur YouTube que ce que l’on rencontre en matière de mods ou de fanfictions. Il est admis notamment par le public que les « Youtubeurs » spécialisés dans les jeux vidéo proposent des contenus en se rémunérant par le biais de la publicité. On reste donc bien dans un accès gratuit pour le public, mais on n’est plus à proprement parler dans la sphère non-marchande à cause du rôle joué par la plateforme YouTube.

Certains éditeurs de jeux tolèrent ces pratiques, en considérant que les YouTubeurs font de la promotion indirecte pour leurs produits et contribuent à fédérer des communautés d’utilisateurs. Mais d’autres commencent à essayer de chercher un retour financier pour ce qu’ils considèrent comme un mode d’exploitation de leurs productions.

Depuis le début de l’année, Nintendo a par exemple lancé un « Creator’s Program » par le biais duquel cet éditeur japonais entend imposer aux YouTubeurs de passer par un système d’affiliation pour pouvoir réutiliser ses contenus dans leurs vidéos. Ce dispositif prévoit que 40% des recettes publicitaires seront reversées à Nintendo. La mise en place du programme a été très fraîchement accueilli par la communauté du jeu vidéo et certains YouTubeurs ont même choisi de boycotter dorénavant purement et simplement les produits de Nintendo.

Un exemple de réaction négative à l’annonce du Creator’s Program de Nintendo.

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Au final, si l’on observe ce qui se passe sur Steam, sur Kindle Worlds ou sur YouTube, on constate que cette question de la monétisation des usages transformatifs s’avère un véritable casse-tête, mais qu’elle intéresse manifestement de plus en plus les grandes plateformes.

L’irruption d’un modèle commercial provoque souvent une réaction de rejet de la part des créateurs d’oeuvres transformatives et du public, parce qu’elle a pour effet de faire migrer brutalement des pratiques s’exerçant dans la sphère non-marchande vers la sphère marchande. Pour autant, les oeuvres transformatives ne sont pas seulement produites par des amateurs souhaitant le rester. Un nombre significatif de développeurs de mods, d’auteurs de fanfictions ou de vidéastes sur YouTube voudraient évoluer vers une forme de professionalisation, en dégageant des revenus suffisant pour leur permettre de créer dans de meilleures conditions.

Comment concilier ces aspirations a priori incompatibles ?

Une solution envisageable serait d’essayer d’arrêter de s’en remettre à des plateformes pour légaliser la pratique des usages transformatifs sur une base contractuelle. Si les usages transformatifs étaient légalisés par le biais d’une réforme législative consacrant une nouvelle exception au droit d’auteur, ces créations dérivées pourraient être produites sans avoir à chercher refuge sur une plateforme.

Par ailleurs, si l’on va plus loin et que cette légalisation s’accompagnait de la mise en place d’un financement mutualisé pour la création de type contribution créative, la production d’oeuvres transformatives pourraient continuer à s’effectuer dans la sphère non-marchande avec un accès libre pour le public, tout en permettant aux créateurs de toucher un revenu.

On aboutirait à une situation infiniment plus propice au déploiement de la créativité sur Internet, par rapport aux solutions bancales et prédatrices proposées par les grandes plateformes.


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Via un article de calimaq, publié le 14 mai 2015

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