Et si la justice française s’apprêtait à reconnaître un droit au remix ?

Open Data, Open Access, Text and Data Mining, Domaine public : plusieurs avancées significatives ont pu être obtenues la semaine dernière à l’occasion du vote de la loi numérique à l’Assemblée nationale (voir la synthèse réalisée par le CNNum). Mais il est un sujet important qui est malheureusement resté au point mort : celui du droit au mashup, au remix et plus largement à la création transformative, dont j’ai souvent parlé dans S.I.Lex ces dernières années.

En 2013, le rapport Lescure s’était pourtant prononcé en faveur de l’introduction d’une nouvelle exception au droit d’auteur visant à sécuriser les usages transformatifs. Mais l’idée s’est perdue ensuite dans les méandres d’un rapport du CSPLA et elle a eu bien des difficultés à se frayer un chemin jusqu’au débat parlementaire. Lors de la consultation qui a précédé la loi numérique, le collectif SavoirsCom1 a avancé une proposition d’exception de citation audiovisuelle, qui a été reprise et défendue à l’Assemblée nationale par la députée Isabelle Attard, hélas sans succès.

Au niveau européen, les perspectives ne sont guère plus réjouissantes. L’eurodéputée Julia Reda a proposé l’an dernier d’élargir les exceptions de citation et de parodie pour qu’elles puissent accueillir plus largement les usages transformatifs. Mais cet aspect de son rapport n’a pas été retenu par le Parlement européen et il ne fait pas partie des pistes de réforme du droit d’auteur annoncées par la Commission européenne en décembre dernier.

On pourrait donc penser que la question du droit au remix risque à présent de rester sous la glace pendant de nombreuses, étant donné que toutes les fenêtres législatives au niveau national et européen se sont refermées. Sauf que les choses ne sont pas aussi simples et que la surprise pourrait bien malgré tout venir de France…

Changement d’approche à la Cour de Cassation

Pour comprendre de quoi il retourne, il faut remonter à un arrêt de la Cour de Cassation daté du 15 mai 2015. L’affaire portait sur un litige survenu entre le photographe de mode Alix Malka et le peintre Peter Kalsen. Le second avait réutilisé sans autorisation des photographies de visages féminins réalisés par le premier pour un magazine, afin de les incorporer dans des collages (voir un exemple ci-dessous). Accusé de contrefaçon devant la Cour d’Appel de Paris, le peintre a tenté d’invoquer sa liberté d’expression, en arguant qu’il avait eu besoin de réutiliser ces images « symboles de la publicité et de la surconsommation » pour provoquer « une réflexion, un contraste conduisant à détourner le thème et le sujet initial exprimant quelque chose de totalement étranger ». On est donc bien typiquement dans un usage transformatif d’une oeuvre préexistante.

Une des toiles du peintre Peter Klasen, en cause dans cette affaire. Les images de visages féminins ont été colorées en bleu, découpées et intégrées dans cette composition.

Le peintre était contraint d’invoquer pour sa défense l’argument de la liberté d’expression, à défaut de pouvoir s’abriter derrière les exceptions au droit d’auteur actuellement consacrées par la loi française (courte citation et parodie). En effet, la jurisprudence de la Cour de Cassation n’admet pas la citation graphique et la parodie doit viser un but humoristique ou de raillerie, ce qui n’était pas le cas de ses collages. La Cour d’Appel de Paris a accueilli fraîchement cette argumentation, en déployant un raisonnement classique. Elle a considéré que la liberté d’expression pouvait être limitée par d’autres droits légitimes comme le droit d’auteur et qu’il n’y avait pas de raison de faire céder les droits du photographe devant ceux du peintre.

L’arrêt de la Cour d’appel tendait donc à faire prévaloir le droit d’auteur sur la liberté d’expression, en considérant qu’il n’y a pas lieu de les mettre en balance en dehors des hypothèses limitées fixées dans les exceptions au droit d’auteur prévues par le Code de Propriété Intellectuelle. Mais la Cour de Cassation ne l’a pas suivie dans cette approche : elle a estimé que les juges auraient dû justifier « en quoi la recherche d’un juste équilibre entre les droits en présence commandait la condamnation qu’elle a prononcée ». En d’autres termes, la Cour d’appel aurait bien dû mettre en balance le droit d’auteur et la liberté d’expression, à partir d’une appréciation concrète des faits de l’espèce.

Cela peut vous paraître une nuance quelque peu ésotérique, mais en réalité, ça change tout…

Répercussion d’une évolution de la jurisprudence européenne

En effet, dans l’approche qui prévaut en France, les exceptions ne constituent pas de véritables droits des utilisateurs, mais seulement des facultés « résiduelles » que les juges sont tenus d’interpréter restrictivement (voir la fameuse affaire Mullholland Drive relative à l’exception de copie privée). Or ici la Cour de Cassation semble justement rompre avec cette approche : elle reproche à la Cour d’appel de ne pas avoir concrètement recherché à opérer un équilibre entre le droit d’auteur et la liberté d’expression, ce qui signifie qu’elle les regarde comme deux principes d’égale valeur.

Vers un nouvel équilibre entre droit d’auteur et liberté d’expression ? (Image par Hans Splinter. CC-BY-ND. Source : Flickr).

Cette nouvelle approche adoptée par la Cour de Cassation suit en réalité une jurisprudence rendue en 2013 par la Cour Européenne des Droits de l’Homme (Ashby Donald et autres c. France). Cette affaire concernait également des photographes de mode, accusés cette fois de contrefaçon par des maisons de couture pour avoir diffusé des photos de vêtements apparaissant dans un défilé sans leur consentement. Les photographes invoquaient eux aussi la liberté d’expression, consacrée à l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’Homme.

La CEDH décida de donner raison aux maisons de couture en retenant la contrefaçon, mais au passage, elle a formulé la nécessité de mettre en balance le droit d’auteur et la liberté d’expression pour recherche dans chaque cas un juste équilibre.

Un renversement de persepective en faveur des usages transformatifs ?

C’est ce renversement de perspective que l’on retrouve dans la décision Klasen c. Malka de la Cour de Cassation et il est loin d’être anodin. Voyez par exemple ce qu’en dit la juriste Valérie Varnerot dans un ouvrage récent :

Enjoignant désormais au juge de rechercher « un juste équilibre » entre deux droits d’égale valeur préalablement à toute condamnation pour contrefaçon – notamment à raison d’un usage dérivatif non autorisé-, [l’arrêt Malka] opère un renversement de perspective. Il augure de la transition d’un système fermé, où les exceptions limitativement énumérées définissent le cadre dans le droit d’auteur doit s’incliner devant la liberté d’expression et de création, à un système ouvert.

Dans le système ouvert esquissé par l’arrêt Malka, la liberté d’expression et de création déborde de ce cadre étroit pour paralyser le monopole, en dehors d’une quelconque exception, dès lors que la sanction d’un usage contrefaisant romprait le « juste équilibre » recherché ». Le droit d’auteur n’est donc plus assuré de sa prééminence face à une liberté d’expression d’autant plus impérieuse qu’elle constitue le « fondement essentiel de nos sociétés démocratiques ». Ainsi libérée du carcan des exceptions, la liberté de création pourrait , à la faveur du « juste équilibre » ou de la « balance des intérêts », constituer le socle inattendu de l’épanouissement des usages transformatifs.

Couverture de (l’excellent) ouvrage dont est tirée la citation ci-dessus.

Suspens dans l’attente du jugement final…

Suite à l’arrêt de la Cour de Cassation rendu en mai 2015, l’affaire Klasen c. Malka a été renvoyée devant la Cour d’appel de Versailles, qui devra trancher le litige en s’appuyant sur ces nouvelles directives en matière d’équilibre à trouver entre le droit d’auteur et la liberté d’expression. En réalité, il n’existe aucune assurance que ce jugement donne raison à Peter Klasen contre Alix Malka : la Cour pourrait très bien considérer que l’exercice de la liberté d’expression du peintre ne justifiait pas une telle atteinte au droit d’auteur du photographe. Tout sera affaire d’appréciation, avec ce que cela peut comporter d’imprévisibilité et d’incertitude.

Mais au fond, l’essentiel n’est pas là. Cette évolution des mécanismes de la jurisprudence est importante parce qu’elle montre que même en l’absence de réforme législative, une voie s’est ouverte dans le système juridique français pour que les usages transformatifs acquièrent enfin « droit de cité » en dehors du cadre étriqué des exceptions au droit d’auteur. Peut-être même que cette approche directement ancrée dans la liberté d’expression et de création sera au final plus forte que tout ce que l’on aurait pu obtenir au Parlement avec de nouvelles exceptions.

La loi sur la Création, qui est actuellement en cours d’examen devant le Parlement, proclame à son article premier que : « la création artistique est libre« . Si l’on suit la Cour de Cassation, voilà un point d’ancrage solide sur lequel les usages transformatifs pourront à l’avenir s’appuyer en justice pour revendiquer leur légitimité !

L’année 2016 pourrait donc nous réserver une jolie surprise…

PS : étant donné que l’exception de citation ne s’applique pas aux images, je suis moi-même dans ce billet en infraction au droit d’auteur pour vous avoir montré le tableau de Peter Klasen. Et peut-être aussi simplement pour avoir fait figurer la couverture de l’ouvrage du CEPRISCA dont j’ai tiré une citation. Vivement que les choses changent…

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Via un article de calimaq, publié le 2 février 2016

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