Ce que le domaine public volontaire peut apporter à la photographie

La photographie fait certainement partie des secteurs de la création qui ont été les plus fortement marqués par le numérique. C’est aussi l’un des plus schizophréniques… D’un côté, c’est en matière de photographies que l’on trouve le plus grand nombre d’oeuvres publiées sur Internet sous licence Creative Commons (391 millions sur 1, 1 milliard au dernier pointage réalisé en 2015). Mais de l’autre côté, les photographes professionnels comptent souvent parmi les partisans les plus acharnés du renforcement du droit d’auteur. On a pu encore en avoir une illustration lors du vote des lois « République Numérique » et « Création », où plusieurs organisations représentant des photographes ont agi (avec succès) pour contrer la liberté de panorama et imposer une taxation des moteurs de recherche. Pourtant si l’on se détourne un peu du cadre français, on peut constater que ce type de positions ne correspond pas forcément à l’attitude de l’ensemble des photographes vis-à-vis du numérique et du Libre. Plus même que les licences libres, c’est le domaine public volontaire que certains créateurs de photographies choisissent d’embrasser, comme le montre l’histoire édifiante du site Unsplash.

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Une des photos qu’on peut trouver sur Unsplash. Par Nirzar Pangarkar. CC0.

Unsplash a commencé il y a presque 3 ans sous la forme d’un simple Tumblr qui affichait une promesse simple : publier tous les 10 jours dix photographies en haute résolution sous licence Creative Commons Zéro (CC0). Cet instrument très particulier n’est pas à proprement parler une licence, mais un « waiver » qui permet à une personne qu’elle renonce à exercer les droits qu’elle est susceptible de posséder sur une création. C’est la licence que j’ai choisie pour ce blog S.I.Lex et elle traduit volonté d’un créateur de placer volontairement son oeuvre dans le domaine public. C’est une faculté qui peut poser questions dans le cadre du droit d’auteur français (j’en avais parlé ici), où il n’est pas possible de renoncer valablement à son droit moral. Mais il existe plusieurs législations (Etats-Unis, Canada) où le domaine public volontaire est admis sans aucun doute possible.

Concernant Unsplash, ce qui a commencé comme un petit Tumblr a atteint aujourd’hui des résultats très impressionnants. Comme on peut le lire dans cette interview donnée au début du mois d’août par les deux fondateurs montréalais du site, Unsplash compte aujourd’hui plus de 100 000 photographies HD placées sous CC0 postées issues des contributions volontaires de plus de 19 000 photographes. Mais ce sont les chiffres de fréquentation du site qui sont les plus éloquents : 700 millions de vues et 7,5 millions de téléchargement par mois. Les photos sont librement réutilisables sans condition, y compris pour un usage commercial et le site comporte une section « Made with Unsplash » qui donne une idée de la manière dont elles sont réutilisées à des fins créatives.

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Made with Unsplash.

Un tel succès peut laisser à première vue perplexe, surtout quand on voit la qualité des photographies qui sont ainsi « offertes » via Unsplash au monde entier. Pourquoi des créateurs accepteraient-ils d’abandonner tous leurs droits sur leur production, alors que celle-ci leur a demandé d’acquérir patiemment des compétences et d’y consacrer leur temps et leur créativité ? Pourquoi renoncer à monétiser ces images, alors même qu’il existe manifestement une demande, notamment de la part d’entreprise, si l’on en croit les réuilisations mises en avant par Unsplash sur son site ?

Une partie de la réponse peut se lire dans un intéressant billet posté par le photographe suisse Samuel Zeller posté à la fin du mois de juillet sur Medium. Ce photographe indépendant explique qu’il place sous licence libre (CC-BY) 95% de sa production aujourd’hui et il utilise Unsplash comme une vitrine pour se faire connaître. Il diffuse via son profil sur le site 194 photos sous CC0, qui ont été consultées en deux ans 63 millions de fois et téléchargées à 613 000 reprises (!).

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Un des photographies de Zeller sur Unsplash. CC0.

Le témoignage qu’il livre sur Medium est très instructif et on comprend qu’il y a pour lui une véritable logique à contribuer à un site comme Unsplash en choisissant le domaine public volontaire, qui n’est pas réductible au simple altruisme (je traduis) :

Le trafic qu’Unsplash ramène vers mon portfolio est énorme. Le nombre de personnes qui me connaissent est en augmentation constante, de nombreux sites et blogs utilisent mes images et font un lien en retour. Mon site n’est plus seulement une petite île perdue dans la mer que personne ne voit, c’est un putain de phare…(« fucking lighthouse »).

Mon dernier et plus gros client m’a découvert grâce à Unsplash et en réalité, je n’ai jamais cherché activement des clients. Ils me trouvent tous seuls (n’est-ce ce dont rêvent tous les photographes ?).

[…]

Pourquoi devrais-je vendre mes images si j’ai des clients qui me payent pour que je réalise des photographies correspondant à leurs besoins ? Pour moi, pouvoir travailler en direct avec un client est beaucoup plus gratifiant que de faire de l’argent avec des ventes de fichiers à des personnes avec lesquelles je n’interagirai jamais.

[…]

Une image a de la valeur lorsqu’il y a quelqu’un pour l’utiliser. Elle n’a aucune valeur si elle reste dans mon disque dur ou est juste postée sur un réseau social à attendre que quelqu’un lui donne un like. Bien sûr, elle peut avoir une valeur sentimentale, mais comprenez-moi bien : j’ai besoin d’argent pour vivre et payer mes factures.

Les images que je donne gratuitement sont comme des teasers qui montrent ce que je suis capable de faire. On peut les voir comme un façon de dire « Essayez-moi avant d’acheter ».

[…]

Cela ne sert à rien d’avoir du talent si personne ne peut voir ce que vous faites.

Ce témoignage est particulièrement intéressant. On pourra noter par exemple que contrairement à une peur souvent exprimée, Zeller gagne bien en visibilité en postant ces images sous CC0 sur Unsplash, notamment parce qu’il est bien crédité comme auteur des photographies et que les réutilisateurs établissent des liens hypertexte vers son site. Or pourtant, rien de tout cela n’est juridiquement obligatoire, étant donné que l’auteur a ici opté pour le domaine public volontaire. C’est une précision qui figure explicitement dans la FAQ d’Unsplash :

Dois-je attribuer les images au photographe en cas de réutilisation ?

Unsplash utilise la licence Creative Commons Zero, qui n’impose pas de citer le nom de l’auteur en cas de réutilisation. Cependant, nous vous encourageons à créditer les photographes lorsque c’est possible, puisqu’ils ont généreusement donné leurs photographies pour qu’elles puissent être réutilisées par tous.

Un crédit simple comme « Photo par XXX » avec un lien en retour vers leur profil Unsplash sera toujours apprécié.

Un autre passage de cette FAQ est intéressant, concernant la « revente » des photographies sous CC0 :

Puis-je revendre les photographies d’Unsplash ? 

Légalement, la licence CC0 vous perme de vendre les photos postées sur Unsplash. Pourtant, les communautés Creative Commons et Unsplash expriment souvent leur désapprobation vis-à-vis de ce genre de pratiques (sans compter que cela n’a aucun d’un point de vue économique, puisque les photos sont déjà accessibles gratuitement).

Nous recommandons donc de ne pas vendre l’oeuvre d’un autre photographe sans valeur ajoutée créative, en la remixant ou par d’autres moyens. Une question simple à vous poser pourrait être la suivante : est-ce que j’ai ajouté quelque chose qui possède une valeur ? Si j’étais le créateur de la photo originale, est-ce que je verrai cela comme une réutilisation créative de ma photo ?

Une des clés du succès du site Unsplash réside aussi dans le gros travail de curation des contenus effectué par l’équipe qui le gère, ainsi que dans les efforts déployés pour bâtir autour une communauté active. La meilleure preuve de ce travail réussi de community building a été apporté au début de l’année. Les fondateurs du site ont lancé une campagne de crowdfunding sur KickStarter pour créer un livre à partir des contenus d’Unsplash. Intitulé le « Unsplash Book », cet ouvrage comporte une centaine de photographies sélectionnées par la communauté et augmentées d’articles écrits par plusieurs personnalités (parmi lesquelles on trouve Lawrence Lessig, le père des licences Creative Commons ou Kirby Ferguson, le vidéaste à l’origine de la série Everything Is A Remix). La campagne a été un franc succès avec plus de 100 000 dollars récoltés et le profit des ventes, après réalisation et envoi des ouvrages aux souscripteurs, a été partagé entre les différents contributeurs.

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Ce travail d’animation de communauté est effectué par l’équipe à l’origine du site Unsplash. Il s’agit d’un groupe de designers et de développeurs réunis dans l’entreprise Crew, implantée à Montréal. Si les photographes comme Samuel Zeller peuvent avoir un intérêt objectif à contribuer à Unsplash, c’est aussi le cas de ses fondateurs. Ils expliquent en effet très bien dans ce billet comme ce qui n’était à l’origine qu’un side project pour leur entreprise leur a permis à eux aussi de gagner fortement en visibilité et de bénéficier d’une vitrine pour les services qu’ils proposent.

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Il ne s’agit pas bien sûr d’affirmer que toutes les oeuvres devraient être placées dès l’origine dans le domaine public. Cela doit bien sûr rester un choix personnel pour les créateurs. Mais la success story d’Unsplash constitue une nouvelle preuve de la valeur méconnue du domaine public. Une valeur évidente pour le public, en termes de liberté de création, mais aussi pour les auteurs, à condition d’embrasser une autre conception de la diffusion de la création sur Internet.


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Via un article de calimaq, publié le 13 août 2016

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