Les licences à réciprocité : fausse piste ou idée encore à creuser ?

Il me semble avoir été l’un des premiers en France à parler des licences à réciprocité. C’était en novembre 2012 dans un billet consacrée à la Peer Production Licence, suite à un voyage au Canada lors duquel j’ai rencontré pour la première fois Michel Bauwens. Depuis, le concept des licences à réciprocité a suscité un intérêt certain, notamment dans la sphère des personnes qui s’intéressent aux Communs. Beaucoup y voient un instrument qui permettrait de surmonter certaines des contradictions du Libre ou de l’Open Source, en imposant une contribution des acteurs marchands au développement des Communs (voir ce billet pour une présentation rapide du concept). Le Conseil National du Numérique a même recommandé en janvier dernier d’expérimenter leur application.

En novembre dernier, j’ai eu la chance d’être invité lors de l’événement Capitole du Libre à Toulouse à faire une présentation sur ce sujet, pour essayer de faire un point sur l’état de la question. La conférence a été enregistrée et vous pouvez consulter la vidéo mise en ligne cette semaine, en cliquant ici ou sur l’image ci-dessous.

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Je poste également les diapositives sur lesquelles je m’étais appuyées.

Par rapport à ce que j’ai pu déjà pu écrire sur le sujet, cette conférence marque une certaine évolution de mon point de vue, et notamment des doutes que je peux avoir désormais quant à la pertinence de cette approche des licences à réciprocité. Au départ, j’étais relativement enthousiaste, car une licence comme la Peer Production Licence permettait d’entrer dans une approche complexe des usages marchands, que n’autorisaient jusqu’à présent ni les licences Creative Commons comportant une clause NC (Pas d’usage commercial), ni les licences « libres » ou « Open Source ». Il y avait aussi avec les licences à réciprocité une véritable opportunité pour jeter un pont entre les Communs et l’ESS (Economie Sociale et Solidaire), convergence vue par certains comme stratégique pour permettre l’émergence d’une « économie des Communs ».

Mais au fil du temps, on a pu se rendre compte que si les tentatives de rédaction de licences à réciprocité ont été nombreuses, aucune n’a réellement débouché, ni sur des instruments juridiques réellement convaincants, ni sur des mises en pratique probantes. Et il existe des clauses relativement profondes à ces échecs relatifs, notamment la difficulté qui existe à définir ce qu’est par exemple une « contribution aux Communs » pour servir d’élément déclencheur de la licence.

Par ailleurs, je me rends aussi compte de plus en plus que les licences à réciprocité sont souvent prises comme un prétexte pour ne pas utiliser des licences libres ou Open Source, en revenant en réalité à une interdiction des usages commerciaux. C’est notamment le cas dans le domaine du logiciel ou du Hardware, où j’ai pu voir plusieurs projets s’écarter des principes du Libre en se repliant sur l’espoir de pouvoir utiliser une licence à réciprocité. Mais comme avec le temps aucune licence réellement applicable n’émerge, je trouve au final qu’on aboutit à une régression des droits d’usage, sans obtention d’aucun des gains promis à la base par les licences à réciprocité.

C’est la raison pour laquelle je termine cette conférence sur une note critique, en me demandant si les licences à réciprocité ne constituent pas finalement une « fausse piste », dont nous devrions à présent nous écarter pour revenir aux instruments classiques du Libre et de l’Open Source, qui ont le mérite d’exister et d’avoir fait leurs preuves, y compris en matière de modèles économiques.

Néanmoins, les licences à réciprocité auront permis de cristalliser un certain nombre de questions qui restent posées et qui demeurent à mon sens essentielles pour le développement des Communs. Quelle articulation doit-on rechercher entre les entreprises, le marché et les Communs ? Quelles synergies construire avec la sphère de l’ESS et sur quelles bases ? Comment doit-on aborder la question de la rétribution des individus qui contribuent aux Communs ? Toutes ces interrogations sont légitimes et elles comptent même parmi les plus importantes aujourd’hui.

Par ailleurs, je pense que la question de la réciprocité reste en elle-même tout à fait pertinente. Quand une entreprise utilise une ressource mise en commun, on est en droit d’atteindre à ce qu’elle contribue aux Communs en retour d’une manière ou d’un autre. Mais visiblement, ce ne sera pas nécessairement par le biais d’une licence que l’on aboutira à ce résultat. Bien d’autres pistes peuvent être explorées, comme celles de la mise en place d’un label, une action au niveau de la fiscalité, une évolution des politiques publiques de subventions, des solutions techniques (impliquant notamment la blockchain) ou des pistes situées sur un plan différent comme l’instauration d’un revenu de base ou contributif, au financement duquel participeraient les entreprises.

Il est possible que ma position sur cette question évolue encore, notamment si un exemple convaincant de licence finissait par émerger. Et il faut surveiller à ce propos ce qui se passe à Lille autour de la licence Contributive Commons, qui essaie de renouveler l’approche de ces questions, notamment en s’appuyant sur la notion de « code social« .

Comme le dit David Bollier, les Communs sont par définition un espace d’inventivité juridique d’où de nouvelles normes juridiques ascendantes peuvent émerger au fil des expérimentations et des besoins des projets. Cela nécessite néanmoins beaucoup de tâtonnements, d’essais, d’erreurs et d’ajustements progressifs. L’avenir dira si les licences à réciprocité constituaient une fausse piste ou une brique essentielle de l’écosystème.

PS : l’édition 2016 de Capitole du Libre avait la particularité de comporter un axe thématique sur la question des Communs et plusieurs conférences ont été données sur ces questions, en dehors de la mienne. Vous pouvez les retrouver ici.

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Via un article de calimaq, publié le 31 janvier 2017

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