La Smart City n’aime pas les pauvres

La Smart City, l’eldorado urbain de demain à en croire certains leaders du secteur. Progrès technologique, contrôle à distance du foyer, sécurité, optimisation des espaces de stationnement… Des promesses qui cachent un business bien moins flatteur : la Smart City, si elle sort un jour de terre, sera un ghetto de riches aseptisé.

« La ville intelligente est une ville technologique ». Sur le blog de Cisco, la fameuse entreprise d’informatique, le ton est donné. Hors des capteurs et de la data, pas de salut possible pour la ville de demain. La technologie comme solution magique à tous les problèmes (pollution, congestions, sécurité, efficacité énergétique) et comme unique perspective possible, est-ce bien sérieux ? Le but en recouvrant la ville de capteurs est de générer des millions de données pour espérer prévoir par algorithmes les comportements des habitants afin d’optimiser la gestion de la ville. Mais surtout, ce qu’incarne le concept de Smart City dans l’usage qu’en font les tech-companies, c’est une tendance à prendre la technologie comme une finalité et non comme un moyen. C’est donc tout naturellement qu’IBM, acteur majeur de la smartcity s’émerveille de l’internet des objets, autre lubie techno-addict surfant sur un attrait marketing pour le “progrès technologique” sans questionner son utilité réelle. Or, cette logique a des implications sociales et sociétales fortes ! Il est urgent d’expliciter pour questionner, et modérer si nécessaire, cette fuite en avant technologique.

La Smart City : un ghetto de riches annoncé

Les expérimentations menées récemment, comme l’installation de capteurs par Cisco place de la Nation à Paris en 2016, sont parfois sans coût pour la municipalité mais cette gratuité de la Smart City n’aura qu’un temps. Certains promoteurs de la Smart City le reconnaissent “personne n’a encore répondu à la question du modèle économique“. Toutefois, même si les expérimentations sont aujourd’hui parfois financées dans une logique de R&D par des entreprises privées, tout porte à penser que la généralisation de capteurs, leur entretien, le déploiement de réseaux, les serveurs, impliquent un coût important au quotidien qui font de la Smart City un modèle très coûteux de gestion de la ville. Par ailleurs, une fois l’investissement engagé et cette infrastructure technologique déployée, les municipalités se verront, à l’instar de toute entreprise, dans l’obligation de souscrire à divers services informatiques, financer des maintenances régulières et, surtout, investir à nouveau dans le remplacement de l’ensemble du système dès qu’il sera (rendu) obsolète. Tout cela devra tôt ou tard être payé par les municipalités, et donc par les administrés.

La Smart City, est à l’image du smartphone : elle coûte aussi cher qu’elle rend dépendant.

En conséquence, la technologisation à outrance de la ville y renchérit le coût de la vie en et rend ainsi plus difficile l’intégration de contribuables non-imposables.

Peut-être un modèle de Smart City « gratuit » est envisageable, à l’instar de Facebook, en construisant son équilibre économique non seulement sur l’optimisation des consommations mais aussi sur la valorisation des données collectées ? Mais cette dernière n’est utile que si elle permet de prévoir et ainsi maximiser l’acte d’achat de l’usager. Dans cette Smart City, le citoyen devient pur consommateur et n’est plus envisagé que sous cet angle, excluant de fait tous ceux qui ne sont pas intégrés au système marchand ou qui cherchent à s’en retirer en partie. Les économies réalisées en électricité ou autres sur le revenu des ménages n’ont alors pas vocation à rendre la vie en ville plus abordable. Au contraire, il y a fort à parier que, tant que le concept de Smart City sera porté par des entreprises privées ayant comme but fondamental de maximiser le profit, tout sera mis en œuvre pour encourager la dépense dans des objets toujours plus technologiques répondant à des besoins générés par la publicité. Telle qu’elle est proposée aujourd’hui par les leaders du secteur, la Smart City cache une approche aliénante de l’urbanisme. Ainsi, moins le consommateur est solvable, moins il a de valeur dans ce modèle.

La technologisation massive de la ville est donc économiquement incompatible à terme avec un certaine diversité sociale de son territoire. Cela est particulièrement frappant quand on visionne les vidéos de promotion des Smart City en projet dans les pays en développement : de véritable ghettos de riches. Sans même parler des sans abris, c’est la place dans cette ville des familles monoparentales à faibles ressources, des seniors aux petites retraites, voire même des enfants pas encore consommateurs qui est questionnée.

C’est d’autant plus regrettable que l’on constate une vraie capacité de disruption dans l’usage de la ville par des populations soumises à des contraintes économique fortes. Le développement d’une agriculture urbaine d’appoint dans les bidonvilles du Kenya, l’optimisation des moyens de transports plus adaptés aux besoins individuels (taxi collectif ou mobylette en Asie du Sud Est), la création organique de quartiers favorisant une approche plus douce de la ville où le piéton se sent encouragé à s’arrêter, à discuter comme dans les bidonvilles de Bombay… Cette ville frugale, économe, développe souvent une intelligence différente qui questionne celle auto-décrétée de la ville informatique.

La création organique de quartiers favorise une approche plus douce de la ville.
Crédit : Clément Pairot

Retrouver un urbanisme favorisant l’ingéniosité citoyenne

Et le pire dans cela c’est qu’il est difficile de croire que la Smart City tienne ses promesses d’efficacité énergétique et de ressources. En se développant principalement dans les constructions neuves, elle passe à côté de postes importants de consommation énergétique en ville : le chauffage des bâtiments anciens, important du fait d’une mauvaise isolation, et l’énergie nécessaire à la construction de bâtiments neufs.

Alors que les habitants des pays occidentaux consomment en moyenne 3 à 5 fois trop de ressources par rapport à la capacité de régénération terrestre, il ne s’agit donc pas seulement de construire du neuf efficace mais de questionner certains éléments pris pour acquis par les modèles de Smart City (typologies d’appartement, mode de déplacement et de consommation, critères de confort), de responsabiliser l’individu plutôt que de lui offrir des béquilles technologiques. Il s’agit de repenser un urbanisme à taille humaine, qui permette à l’individu de modifier ses comportements vers un mode de vie plus frugal et respectueux plutôt que de le gargariser. Par exemple, la priorité n’est peut-être pas de munir les poubelles de capteurs (comme c’est le cas à Londres avec l’entreprise Renew) pour indiquer quand elles sont pleines au service de propreté et optimiser le trajet des agents publics. Dans une toute autre logique, l’enjeu déterminant est probablement d’éduquer le consommateur et de faire muter l’industrie vers une ville “zéro déchet”, comme c’est l’ambition pour San Francisco d’ici 2020.

Pour un urbanisme tactique

La ville technologique est un projet d’infrastructures sur le long terme dont le déploiement est nécessairement fastidieux et fortement institutionnel. En porte-à-faux de cette logique, des initiatives d”’urbanisme tactique” émergent en Europe et en France comme autant d’alternatives concrètes et attrayantes. Saskia Sassen, sociologue de la mondialisation, met en garde face au risque de destruction de l’urbanité par l’avènement de la Smart City, dont la conception serait l’apanage d’une poignée d’ingénieur experts. A l’inverse, l’urbanisme tactique revendique une logique fondée sur l’ouverture à l’intelligence collective par la co-construction avec les habitants et le temps (relativement) court. Pour construire une ville intelligente de ses habitants et qui fonctionne dans les limites que les contraintes environnementales nous imposent, plusieurs définitions doivent être clarifiées : vivre-ensemble, confort, communs, dans une perspective fédératrice et solidaire. Un des exemples emblématiques de cette approche est le projet expérimental des Grands Voisins sur le site de l’ancien hôpital Saint-Vincent de Paul. Dans cet espace métamorphosé, migrants, personnes en réinsertions, start-ups et riverains se côtoient sur un site où chacun se sent bienvenu. La sécurité n’est pas assurée par un système de vidéosurveillance mais par la restauration d’un véritable vivre-ensemble. La gestion pertinente du site s’appuie sur une assemblée mensuelle des résidents. Ce regain de démocratie populaire permet de répondre à l’évolution des usages avec agilité.

Le projet expérimental des Grands Voisins sur le site de l’ancien hôpital Saint-Vincent de Paul.
Crédit : Yes We Camp

Ne nous trompons pas, l’enjeu qui se dessine n’est pas un rejet en bloc de la technologie qui peut apporter des améliorations concrètes en s’appuyant sur les réseaux existants. Bernard Stiegler, philosophe et directeur de l’institut de recherche et d’innovation, donne ainsi l’exemple de la commune de Loos-en-Gohelle où le suivi de données favorise la démocratie participative au niveau local. Ces expériences concluantes illustrent les limites et l’aspect parcellaire de la vision centralisée technocratique d’une certaine Smart City qui voudrait arroger à la technologie le monopole de l’intelligence.

Cette Smart City se révèle être une démarche essentiellement marketing et non urbanistique.

Or, le meilleur marketing d’une ville, n’est-ce pas de la faire vivre et de l’animer de la richesse de tous ses habitants ?

Pour poursuivre la réflexion, rendez-vous mercredi 15 février aux Grands Voisins pour un événement OuiShare Fest : La Smart City n’aime pas les pauvres !

 

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Via un article de Clément Pairot, publié le 11 février 2017

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