Devoir de réserve et devoir de résistance en bibliothèque

Comme beaucoup de bibliothécaires cette semaine, j’ai été profondément choqué par les propos aux relents xénophobes tenus sur son profil Facebook par Anne-Sophie Chazaud, la rédactrice en chef du Bulletin des Bibliothèques de France (BBF). La polémique qui a suivi a été particulièrement âpre et elle va sans doute laisser des traces profondes dans la profession. Cet épisode pose la question des limites à la liberté d’expression qui s’imposent aux bibliothécaires, soumis comme tous les agents publics à un  devoir de réserve et à une obligation de discrétion.

Un des badges « Libraries are for everyone » produit par le mouvement « Libraries Resist » aux Etats-Unis, lancé après l’élection de Donald Trump. On notera en particulier l’image de la femme voilée, sujet au centre d’un des posts Facebook les plus outranciers d’Anne-Sophie Chazaud.

Un flou considérable entoure ces notions et je ne compte plus les fois ces dernières années où j’ai reçu des mails de collègues qui se demandaient, en général avec anxiété, où se situe la frontière juridique de la violation du devoir de réserve. Or si les grands principes sont à peu près clairs, leur application concrète peut s’avérer très délicate et les agents publics sont souvent renvoyés au quotidien à une incertitude problématique à gérer. Dans le contexte houleux de la semaine dernière, Yves Alix – directeur de l’ENSSIB – a publié une note de mise au point sur le devoir de réserve, qui s’avère fort précieuse. Elle rappelle notamment l’enjeu de la distinction entre sphère publique et sphère privée, de plus en plus complexe à opérer à l’heure d’internet et des réseaux sociaux comme Facebook (voir aussi à ce sujet la réaction à cette affaire d’Olivier Ertzscheid) :

Il importe de veiller non seulement à faire preuve de modération dans l’expression, comme l’impose le devoir de réserve, mais aussi à éviter toute espèce de confusion entre privé et public, dans la mesure où « l’obligation de réserve s’applique pendant et hors du temps de service ».

Je vous invite donc, avec la plus grande fermeté, à veiller, en toutes circonstances et quels que soient les sujets et les situations, à n’exprimer publiquement aucune opinion, en particulier sur des questions de nature politique ou religieuse, qui puisse être interprétée comme un point de vue engageant peu ou prou l’établissement, son personnel, ses élèves et étudiants, ou la communauté professionnelle de ses utilisateurs.

Cette prudence doit, je tiens à le souligner, être d’autant plus partagée par tous qu’elle est précisément une des vertus cardinales que l’on peut attendre des professionnels de l’information et de la documentation formés par l’école. Pour dire les choses plus simplement encore, nous nous devons toutes et tous, sur de telles questions, d’être irréprochables.

Cela exige un effort constant. Je suis certain que chacun(e) de nous, agent public et citoyen à la fois, peut y consentir.

Je ne peux qu’approuver ces propos et tous les professionnels devraient constamment garder en tête de tels repères, rappelés ici avec beaucoup de clarté. Pour autant, je n’ai pu m’empêcher de ressentir un malaise en lisant ces lignes et il m’a fallu plusieurs jours pour élucider l’origine de cette gêne. Nombreux ont été ceux qui ont reproché à Anne-Sophie Chazaud d’avoir enfreint son devoir de réserve en s’exprimant comme elle l’a fait par des posts publics sur Facebook, alors qu’elle affichait clairement ses fonctions de rédactrice en chef du BBF sur son profil. Il est certain que son cas soulève une telle question, mais même si je désapprouve complètement le fond de ses propos, je me sens complètement illégitime pour lui faire ce type de reproches.

Depuis 10 ans que je suis entré dans le métier de conservateur de bibliothèque, je ne me suis en effet jamais senti véritablement lié par le devoir de réserve. L’exercice de cette profession a toujours été pour moi indissociable d’un engagement au nom de valeurs, qui s’expriment en partie par une action militante à l’extérieur de mes fonctions, mais que je ne sépare pas pour autant de mes activités quotidiennes. Ce que j’écris sur ce blog, ainsi que les actions que j’ai pu mener au sein de SavoirsCom1 ou de la Quadrature du Net, m’ont de nombreuses fois amené à dépasser objectivement les limites du devoir de réserve. Il m’est arrivé de critiquer publiquement des décisions prises par un établissement qui m’employait ; de combattre les orientations politiques de mon Ministère de tutelle ou du gouvernement ; d’utiliser des informations obtenues dans le cadre de mes fonctions à des fins militantes ; et même d’enfreindre la loi et d’appeler publiquement à l’enfreindre, parce que je pensais qu’il était juste de le faire. J’en passe…

Si le devoir de réserve est une des « vertus cardinales » que l’on attend d’un conservateur de bibliothèques, alors je suis loin d’être irréprochable de ce point de vue. Je ne conteste pas en soi la légitimité du devoir de réserve, mais il me semble que la notion doit néanmoins être interrogée. Elle renvoie en effet à la question de la neutralité des agents publics et à travers elle, à celle de la neutralité du service public des bibliothèques.

Or c’est peut-être cet aspect qui me pose le plus de problème, car la bibliothèque en tant que projet ne peut pas à mon sens être considérée comme « politiquement neutre ». La bibliothèque est un champ d’affrontement symbolique entre de nombreuses conceptions politiques contradictoires. Les choix que nous faisons en tant que professionnels, même ceux qui paraissent en apparence les plus techniques, ont tous une portée politique. Aussi, il me paraît illusoire de penser que parce qu’on se garderait de critiquer sa tutelle ou qu’on ferait un usage modéré de sa liberté d’expression, que ce soit pendant ou en dehors de ses fonctions, on serait pour autant un agent « neutre » officiant dans un service « neutre ». Les choses sont beaucoup plus complexes que cela.

Les bibliothécaires américains ont déjà exploré ce genre de questions, de manière bien plus approfondie que nous ne l’avons fait en France. Ils ont été contraints de se demander notamment jusqu’à quel point ils pouvaient – voire même devaient – s’opposer à la politique gouvernementale dans l’exercice de leurs fonctions. L’adoption du Patriot Act après les attentats du 11 septembre a marqué un tournant, car il a imposé une surveillance policière des usagers des bibliothèques, considérée comme inacceptable par beaucoup de bibliothécaires américains qui se sont organisés pour réagir. Ce moment fut crucial dans la construction de l’identité professionnelle des bibliothécaires américains, mais depuis l’élection de Donald Trump, ce débat a été relancé avec encore plus d’acuité encore. De nombreux bibliothécaires refusent en effet la stigmatisation des minorités, les politiques discriminatoires, le discours montant autour de la « post-vérité » et les tentatives du gouvernement Trump de faire disparaître certaines données scientifiques lorsqu’elles contredisent sa vision du monde.

Un véritable mouvement de résistance est en train de s’organiser parmi les bibliothécaires américains et dans les textes qu’ils publient, il est frappant de constater qu’ils contestent justement que la bibliothèque puisse être considérée comme un espace « neutre ». Symétriquement, ils appellent leurs collègues à sortir de leur réserve pour réaffirmer des valeurs dans le cadre de leurs fonctions. Très clairement, ils opposent un devoir de résistance au traditionnel devoir de réserve, dont ils considèrent que l’observation stricte risque rapidement de devenir synonyme de compromission.

Peut-être pourrait-on estimer que cette pente est dangereuse, mais elle est aussi le reflet de l’époque troublée dans laquelle nous nous enfonçons peu à peu. Ce qui arrive en ce moment aux Etats-Unis pourrait très bien nous frapper bientôt, tant sont fortes les incertitudes politiques qui pèsent sur notre pays. C’est même déjà le cas, quand on voit par exemple les pressions que subissent les professionnels en bibliothèque autour des livres abordant la question du genre (voir l’affaire des « Deux papas »). D’une certaine façon, le devoir de réserve auquel est astreint le fonctionnaire est aussi la contrepartie d’une protection, car si l’agent public ne peut s’exprimer comme il l’entend, les autorités de tutelle sont limitées de leur côté par le principe de neutralité du service public qui ne leur permet pas, du moins en théorie, de soumettre les bibliothèques à n’importe quelle orientation politique. Remettre en cause la « neutralité » des bibliothèques, c’est courir le risque de rompre ces digues et d’en faire ouvertement un champ de bataille idéologique. Mais dans le même temps, ce conflit a déjà commencé – il a même toujours existé – et la neutralité joue aussi comme un voile trompeur qui masque trop souvent des partis pris déjà à l’oeuvre.

L’affaire Anne-Sophie Chazaud dépasse donc à mon sens largement son simple cas personnel. Elle constitue un nouveau signe annonciateur pour les bibliothécaires français d’une période sombre où nous risquons d’être confrontés à des choix extrêmement compliqués à opérer entre respect du devoir de réserve et impératif moral d’un devoir de résistance. Au vu des divisions idéologiques que cette affaire a révélées, nous risquons de devoir nous affronter non seulement à nos tutelles, mais aussi à une partie de nos collègues. Et il ne suffira sans doute plus de nous montrer « réservés et discrets » pour être considéré comme un professionnel « irréprochable » ; peut-être même que chercher à le rester nous fera justement basculer dans l’inacceptable.

Je voudrais terminer en proposant ci-dessous la traduction en français d’un billet de blog, écrit en décembre dernier par le bibliothécaire américain Jason Griffey au lendemain de l’élection de Donald Trump. Ce texte m’avait beaucoup frappé à l’époque et je trouve qu’il interpelle encore plus après cette affaire qui a déchiré la profession des bibliothécaires en France. Il pose avec force certaines des questions que j’ai essayé d’esquisser ci-dessus et il en aborde d’autres que nous devrions reprendre et travailler collectivement, sans attendre d’avoir basculé dans le pire…

Levez-vous. Battez-vous. Entrez en résistance.

(Traduction en français par Lionel Maurel du texte « Stand. Fight. Resist » publié le 16 décembre 2016 par Jason Griffey et placé initialement sous licence CC-BY).

L’idée que les bibliothèques constituent des espaces neutres a été largement déconstruite au cours des dernières années. Depuis les services que nous offrons jusqu’aux collections dont nous nous occupons, les décisions que prennent les bibliothèques et les bibliothécaires sont politiques et reflètent des valeurs. Parfois, ces valeurs sont celles d’établissements, parfois ce sont celles d’individus et parfois ce sont les valeurs des communautés que la bibliothèque sert. Ces valeurs s’inscrivent dans nos technologies, dans nos ontologies et dans nos systèmes d’indexation. Ceux qui essaient de soutenir que la « neutralité » d’accès à l’information est encore un idéal à atteindre auront de plus en plus de mal à rester sur une telle ligne, alors qu’un nombre croissant de bibliothécaires questionnent et déconstruisent notre profession. Je voudrais suggérer quelque chose de plus fort encore : même s’il était possible pour les bibliothèques d’être des espaces neutres, créer de tels espaces poserait encore question d’un point de vue moral et pourrait même s’avérer éthiquement condamnable.

Je dis cela en tant que personne qui croit fermement à la maxime selon laquelle on doit combattre les mauvaises idées par plus de débat d’idées. Je ne suis pas ici pour défendre le contrôle ou les restrictions dans la liberté d’expression. Mais il n’entre pas dans la mission de toutes les bibliothèques de collecter et de donner accès à des littératures de haine ou de mensonge. Certaines bibliothèques seulement doivent tout collecter, le bon comme le mauvais, à des fins d’archivage ou d’étude historique, mais elles sont clairement identifiées et la majeure partie des bibliothèques peuvent et doivent choisir par le biais de leurs actions, de leurs programmes, de leurs politiques et de leurs collections d’être du côté de la justice et de la science. 

La neutralité favorise les puissants et marginalise encore davantage ceux qui sont marginalisés. Dans le climat politique actuel, alors que les opinions sont utilisées comme des gourdins et que la désinformation est devenue une arme de prédilection pour manipuler et exercer une coercition intellectuelle, il est temps pour ceux qui accordent encore de la valeur aux faits et ont le souci des plus faibles de se lever et d’affirmer qu’on ne saurait se comporter autrement.

Pour les bibliothèques et les bibliothécaires, cela signifie :

  • Rendre sûr l’espace physique de la bibliothèque pour ceux qui en ont besoin en affichant publiquement votre soutien aux communautés les plus stigmatisées et les plus marginalisées et en mettant en place des actions et des politiques au soutien de cette volonté affichée
  • Protéger vos usagers de la stigmatisation et de l’oppression, même face à d’éventuelles pressions gouvernementales, en refusant de livrer des informations sur vos usagers à tous les niveaux 
  • Rendre vos espaces numériques sûrs pour vos usagers en limitant les données que vous collectez, en éliminant les données que vous stockez, en chiffrant vos communications à tous les niveaux et en insistant auprès de vos prestataires pour qu’ils fassent de même. 
  • Développer des programmes qui apportent activement de l’assistance à vos usagers les plus vulnérables, quelle que soit par ailleurs la communauté que vous desservez
  • Vous faire la voix de la raison et de la compassion quand vous interagissez avec les autorités de votre ville ou de votre région, et prendre la défense de ceux qui sont les plus en danger. 

Tous ces points sont vitaux et essentiels. Particulièrement en ce moment. 

Il s’est écoulé seulement un mois depuis la Nuit de l’Election de 2016 et la banalisation des positions du président élu est déjà très largement en cours. Les principaux médias rendent compte de ses actions, mais le plus souvent sans questionner ses déclarations ou réfuter ses affirmations. Quand l’une de ses porte-paroles, Scottie Neil Hughes, affirme que les faits ne constituent plus désormais la réalité, nous qui vivons encore dans le monde réel ne devons tout simplement pas accepter ce type de déclarations. 

Nous arrivons à un moment de l’histoire qui n’est plus fait pour la neutralité. Ce n’est plus le temps où les bibliothèques pouvaient servir paisiblement leurs communautés. Quand je dis que les quatre années qui viennent seront peut-être les plus importantes dans l’histoire de notre pays, je ne fais pas une simple métaphore ou une hyperbole. Je crois sincèrement que le sort de la République est peut-être en jeu et que la menace du fascisme est réelle et imminente. Face à une telle éventualité, la bibliothèque est à la fois un refuge et une cible, un bastion contre la désinformation et dans le même temps, elle risque d’être écrasée sous la botte de l’anti-intellectualisme. 

La neutralité doit être abandonnée et nous devons nous dresser positivement contre la menace de la remise en cause des droits des citoyens, tout comme des non-citoyens. Nous devons éviter de présenter comme équivalentes deux explications contradictoires quand l’une est basée sur des preuves et l’autre ne l’est pas. Nous devons continuer à défendre un monde établi sur des faits, enraciné dans la méthode scientifique et dans une conception de la vérité scientifique comme réfutable. Nous devons construire des collections qui reflètent le consensus académique sur notre monde et ne pas nous laisser entraîner dans la rhétorique de « l’équilibre des opinions ». Il n’y a plus d’opinions qui tiennent lorsqu’elles visent à s’en prendre à des groupes de personnes ou quand elles entrent en opposition avec des faits scientifiquement établis. Nous devons être les défenseurs des faits et de la raison. 

Maya Angelou a dit : « Quand quelqu’un vous montre qui il est, prenez-le au sérieux ». Notre Président Elu nous a montré qui il était : un homme superficiel et ignare qui s’est entouré de tous ceux qui recherchent le pouvoir aux dépends des plus faibles et qui en feront usage systématiquement pour diaboliser afin de déshumaniser ceux qu’ils voudront écraser. Notre gouvernement sera bientôt composé par ceux qui veulent nuire aux communautés LGBTQ, par ceux qui veulent pourchasser et persécuter les gens à cause de leur religion, par ceux qui comprennent si mal la Constitution et la Déclaration des Droits qu’ils sont prêts à revenir sur des libertés acquises de longue lutte pour accroître leur confort et leur pouvoir. Or s’il y a une chose que nous a enseigné l’histoire, c’est qu’il vaut mieux pour une société que le pouvoir soit toujours gardé sous contrôle et que ceux qui l’exercent ne se sentent pas trop confortables. 

La bibliothèque doit rester un endroit pour tous et chacun, mais surtout pour ceux qui courent le plus de risques. Elle doit renforcer notre compréhension du monde et notre compassion pour les personnes qui l’habitent. La neutralité et l’équilibre ne sont plus des voies à suivre. Nous devons entrer en résistance contre les forces qui cherchent à banaliser la ségrégation, l’agression et l’ignorance. 

Les bibliothèques constituent de puissantes forces positives. Il est maintenant temps de rassembler nos forces, de nous dresser courageusement face à ceux qui cherchent à limiter et à réduire nos droits et notre compréhension du monde. Jetons le faux voile de la neutralité et travaillons pour embrasser et soutenir un monde de justice sociale, d’équité pour tous et de compréhension scientifique. Ce pays, et les gens qui l’habitent, mérite un monde meilleur que celui qu’on les force à accepter. Utilisez votre pouvoir comme autant de piliers pour vos communautés, comme gardiens du savoir et dispensateurs de secours, utilisez votre pouvoir pour résister à la banalisation du fascisme et de l’obscurantisme, de la haine, de la peur et de l’avidité. Levez-vous pour la vérité et la connaissance, la justice et l’équité pour tous. Levez-vous pour défendre les faits et ceux qui sont les plus fragiles. Dressez-vous contre ce spectacle d’horreurs qui se révèlent peu à peu à nous et battez-vous avec ceux qui sont déterminés à maintenir l’équité sociale, la justice face aux injustices et l’amour au-delà de la haine. 

Levez-vous. Battez-vous. Entrez en résistance. 

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Il faut bien avoir conscience que d’après les standards du droit français, ce texte de Jason Griffey pourrait être considéré comme une violation de son devoir de réserve.

 


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Via un article de calimaq, publié le 11 avril 2017

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