Quel modèle économique pour une numérisation patrimoniale respectueuse du domaine public ?

Le mois dernier est paru au Cercle de la Librairie le livre « Communs du savoir et bibliothèques« , pour lequel Lionel Dujol, qui coordonnait l’ouvrage, m’a demandé d’écrire une contribution. La publication de ce livre est un signe de plus de l’importance croissante de la thématique des Communs dans la sphère professionnelle des bibliothèques. On peut également noter que l’éditeur a accepté que les auteurs puissent publier sans délai leurs contributions en Libre Accès, ce qui me permet de poster le chapitre dont j’avais la charge sur ce blog. C’était important pour beaucoup des contributeurs à ce livre, afin qu’il n’y ait pas de contradiction entre le fond et la forme. Et cela montre par ailleurs qu’il y a toujours intérêt à négocier avec un éditeur pour obtenir des conditions de diffusion compatibles avec les principes de l’Open Access, même dans le cas de monographies.

Lionel Dujol m’a demandé de traiter la question (épineuse) de la numérisation du domaine public en bibliothèque, et plus précisément des modèles économiques qui peuvent sous-tendre ce type d’activités. J’examine quatre types de modèles (la numérisation à la demande, le financement participatif, les partenariats public-privé de numérisation et le Freemium) en essayant de voir lesquels sont les mieux à même de garantir la soutenabilité de la numérisation patrimoniale, sans générer de nouvelles enclosures sur la diffusion de la Connaissance.

Retrouvez ci-dessous l’introduction de cet article (et la version intégrale sur la plateforme HAL).

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Les institutions culturelles (bibliothèques, archives, musées) sont placées dans une position délicate par rapport à la question de la réutilisation des produits de la numérisation patrimoniale. Les crédits publics alloués à la numérisation sont – comme les autres – en baisse et le volume des collections restant à convertir en format numérique est immense. Confrontées de la part de leurs tutelles à l’injonction de trouver des pistes d’autofinancement, les services culturels sont incités à dégager des ressources propres en levant des redevances sur la réutilisation des œuvres du domaine public numérisées. Mais d’un côté, il leur est aussi fait reproche de poser de nouvelles enclosures sur les biens communs de la Connaissance que devraient constituer les collections numérisées. La numérisation constitue en effet le moyen de réaliser la promesse du domaine public, en permettant la reproduction et la diffusion à grande échelle des œuvres, libérées des contraintes matérielles liées à leurs supports physiques. Mais encore faut-il que ces activités de numérisation conduites par les acteurs publics soient soutenables financièrement à long terme, ce qui pose un problème de modèle économique devant être regardé en face.

Cette question existe depuis les débuts de la numérisation, mais elle risque de se poser avec une acuité nouvelle à l’avenir. En effet jusqu’à une date récente, la création de nouvelles couches de droits par les institutions culturelles sur les œuvres numérisées soulevaient de nombreuses questions juridiques et cette pratique était même parfois dénoncée comme relevant du Copyfraud (fraude de droit d’auteur) . Mais avec la loi du 28 décembre 2015 « relative à la gratuité et aux modalités de la réutilisation des informations du secteur public » (dite aussi Loi Valter), la France a choisi de lever l’ambiguïté juridique d’une manière qui ne pourra désormais plus être contestée. Le texte grave dans le marbre la possibilité pour les institutions culturelles de lever des redevances sur la réutilisation des « informations issues des opérations de numérisation des fonds et des collections des bibliothèques, y compris des bibliothèques universitaires, des musées et des archives ». Il les autorise également à conclure des partenariats public-privé « pour les besoins de la numérisation de ressources culturelles » avec l’octroi d’exclusivités d’une durée pouvant aller jusqu’à 15 ans, susceptibles elles aussi de limiter la réutilisation des œuvres.

Que cette possibilité d’établir des redevances de réutilisation soit désormais consacrée ne signifie pas cependant que les institutions culturelles soient obligées d’y recourir. Plusieurs services d’archives, de bibliothèques ou de musées ont choisi d’autoriser la libre diffusion des œuvres qu’elles numérisent en respectant leur appartenance au domaine public. Certains établissements ont fait ce choix au terme d’un calcul économique plus global, en ne se limitant pas à une approche purement comptable. C’est ce qu’exprime par exemple un responsable de la Bibliothèque Nationale et Universitaire de Strasbourg pour justifier le choix en 2012 d’abandonner les redevances et d’opter pour la libre réutilisation
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Avant notre décision, nous appliquions une redevance d’usage, de l’ordre de 35€ par image. Ce règlement était basique, nous aurions pu l’affiner. Cependant, les sommes récoltées par la BNU chaque année au titre de la redevance d’usage étaient minimes, de l’ordre de 3000€. Elles ne couvraient naturellement pas le temps de travail de la secrétaire chargée de gérer les factures et la correspondance avec les lecteurs, ni le temps des autres personnes – y compris de l’Administrateur – impliquées en cas de demande d’exonération ponctuelle ou systématique. En outre, nous espérons que l’abandon de la redevance d’usage entraînera une augmentation des demandes de numérisation de documents, service qui lui restera payant […]
D’autre part, nous estimons que la libération des données favorise la créativité artistique et intellectuelle, de même que commerciale : établissement public, il est dans l’intérêt de la BNU de favoriser le dynamisme économique et commercial du pays, créateur d’emplois et générateur de rentrées fiscales. La BNU devient ainsi indirectement une source d’activité économique : le retour sur l’investissement consenti par la Nation pour le financement de la BNU trouve ici une concrétisation potentiellement mesurable.

C’est ce type de raisonnement qui a justifié à partir de 2011 le déploiement progressif d’une politique d’Open Data en France étendue généralisée en septembre 2016 avec la loi République Numérique par l’imposition aux administrations d’un principe d’Open Data « par défaut ». Ce changement de politique a été préparé par un rapport remis en 2014 par la Cour des Comptes (dit rapport Trojette), qui s’est livré à une évaluation globale du modèle économique des redevances mises en place par les administrations pour la réutilisation des informations publiques. Hormis quelques rares hypothèses où les redevances se justifient encore (temporairement), ce rapport préconise de placer les données publiques en Open Data pour maximiser leur utilité sociale, en abandonnant les tarifs de réutilisation. Le secteur culturel sera donc désormais le seul qui bénéficiera d’une forme de « privilège » lui permettant de lever des redevances sans avoir à en démontrer l’efficacité économique.

Pour autant, si on admet que pour soutenir dans le temps leurs activités de numérisation les institutions culturelles doivent chercher des sources de financement autres que les subventions publiques, existent-ils des modèles économiques qui permettraient de concilier à la fois une forme efficace de retour sur investissement et la libre réutilisation des œuvres du domaine public numérisé ? Pour tenter de répondre à cette question, on examinera successivement quatre solutions expérimentées par des institutions culturelles : la numérisation à la demande, le financement participatif, les partenariats public-privé de numérisation et le modèle du Freemium.

Au terme de ce tour d’horizon, on sera en mesure de reprendre cette question du modèle économique de la numérisation, en essayant de montrer comment les institutions culturelles peuvent contribuer aux Communs de la connaissance davantage qu’elles n’établissent de nouvelles enclosures.

Pour lire la suite de l’article, rendez-vous sur l’archive ouverte HAL.


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Via un article de calimaq, publié le 7 juin 2017

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