Mon chapitre du livre Communs des savoirs et bibliothèques

Voici en intégralité le chapitre du livre Communs des savoirs et bibliothèques publié au Cercle de la Librairie sous la coordination de Lionel Dujol. Je vous recommande la lecture du livre dont vous trouverez l’excellente introduction sur le blog de Lionel. Dans ce chapitre je me suis intéressé à certains exemples de gestion en communs de ressources notamment les grainothèques et les Little Free Libraries.

Une gestion commune des supports de connaissance

L’expression « partenariat Public-Communs » (Public-Commons Partnership) a été proposée par l’italien Tommaso Fattori, qui souhaitait montrer qu’il existe une autre voie possible que les partenariats Public-privé classiques, trop souvent à l’origine de formes de privatisation ou d’accaparement de ressources communes. Plus largement, la notion permet d’éviter l’éceuil de percevoir les communs de la connaissance comme une alternative aux services publics. C’est ce que rappellent les auteurs de cet article consacré à l’oeuvre l’Elinor Ostrom : « la self-governance n’exprime pas l’idée d’une autogestion en totale indépendance mais « d’une capacité à s’organiser pour que chacun puisse participer activement à tous – du moins aux principaux – processus de décision concernant la gouvernance de la communauté » (McGinnis, 2011). Elle n’implique donc pas une absence d’État – du niveau local au niveau fédéral – mais signifie une participation des communautés « auto-organisées » aux processus politiques dans les domaines qui les touchent. »

On ne saurait donc opposer les services publics que sont les bibliothèques aux communs sous peine d’opérer une contresens sur l”idée même des communs. Dès lors, quelles sont les degrés d’articulations possibles ? Dans ce chapitre nous nous intéresserons aux communs de la connaissance sous un angle volontairement limité : celui de la participation citoyenne à la constitution d’objets destinés à favoriser la circulation des savoirs. Ainsi, par opposition à la mise à disposition ciblée de ressources pour des publics dits “empêchés”, nous considérons ici qu’une gestion en communs de supports de connaissance suppose une participation des citoyens à ce qui reste la plupart du temps l’apanage des professionnels : le choix et la sélection de ce qui est rendu accessible. Comment caractériser ces initiatives de bibliothèques qui pourraient être qualifiées de communs, par opposition au traditionnel Hors-les-murs ?

  1. Du Hors les-murs aux communs

Dans le livre la bibliothèque Hors-Les-Murs, Claudie Tabet rappelle l’origine de la démarche avec la notion de tiers-réseau identifiée en 1989 par l’Etat (Direction du Livre et de la Lecture). Un article du même auteur explicite la démarche « Certaines institutions publiques ainsi que des organismes privés ont mis en place des bibliothèques en direction de publics spécifiques. Dans certains cas, ce “tiers réseau” a joué un rôle précurseur, antérieurement à la création d’une bibliothèque publique, touchant des populations qui ne fréquentent pas, ou peu, les institutions traditionnelles, soit qu’elles ne se reconnaissent pas en elles, soit qu’elles les ignorent par méconnaissance ou par crainte. Mais ni leurs moyens, ni leur mode de fonctionnement ne garantissent le pluralisme de l’offre et ne leur permettent d’atteindre l’extension et la variété de services professionnalisés, financés par une collectivité publique. Dans la desserte du plus large public, les bibliothèques construites ces dix dernières années, grâce aux efforts sans précédent de l’État et des collectivités territoriales, sont appelées à se substituer naturellement aux bibliothèques associatives, ce qu’ont fort bien compris certaines d’entre elles. Par contre, ces bibliothèques du “tiers réseau” s’adressent toujours à un public particulier, qui, pour des raisons diverses, doit faire l’objet d’une approche spécifique. ».

Dans cette approche, le Hors-les-murs est d’abord envisagé comme l’effort des bibliothèques professionnelles (par opposition à celle des bénévoles) à tisser des liens avec le secteur associatif afin de rendre service à des publics dits empêchés. La terminologie de “lecteurs éloignés” qu’il faudrait donc rapprocher (de quoi ?) dénotte une démarche dans laquelle l’objectif principal est de porter le service auprès de ceux qui peuvent en avoir besoin.

Quelle est la nature de ce service ? Il est quasiment unique comme le rappele Yves Alix dans cet article du BBF : “À la lecture du livre de Claudie Tabet déjà cité, il est frappant de voir que l’épine dorsale de l’action militante est d’abord la lecture. Au point qu’on se demande si le titre de son livre n’aurait pas dû être « La lecture hors des murs de la bibliothèque ». La bibliothèque n’est pensée par les militants que comme l’un des modes d’accès au livre, et non obligatoirement l’objet privilégié, voire unique, du développement de la lecture. Qu’il s’agisse d’apprentissage, de lutte contre l’illettrisme, d’intégration, d’émancipation, d’ouverture à la création, la mission partagée par tous est la même : faire lire, faire aimer lire, pour utiliser le livre comme outil de libération et d’émancipation.”

Il est intéressant de voir que l’accès à la connaissance par le livre est au fondement de la démarche associative du tiers secteur. Mais n’y a-t-il pas un paradoxe à n’avoir que rarement envisagé, dans la plupart des dispositifs Hors-les-Murs pour les publics dits empêchés la questions de la participation à la constitution des fonds mis à disposition ? Et puis pourquoi réserver des dispositifs participatifs à des publics spécifiques ? Si c’est bien la connaissance et son développement qui est l’enjeu, pourquoi considérer qu’il est nécessaire d’entrer dans un lieu pour bénéficier de ces politiques publiques ?

Dans la dynamique de la mise en accès de biens rivaux que sont les livres, les bibliothécaires ont très souvent considéré que leur prérogative exclusive était celle du choix des ressources auxquelles il fallait donner accès. Une bibliothèque de rue ou un dispositif de portage à domicile est généralement envisagé comme un dispositif d’accès. Il ne peut donc pas être considéré comme un commun puisque la ressource n’est pas gérée avec les usagers mais elle leur est proposée sans qu’ils n’aient d’autres choix que d’en apprécier, ou pas, la consultation.

Or ces dernières années se sont développés des initiatives participatives qui ont à voir avec les communs parce qu’elles se concentrent non pas sur la mise à disposition mais sur la constitution et la gestion des ressources que sont les collections de supports de connaissance. Ces initiatives allient ressources, communautés et règles de gouvernance, tryptique fondamental des communs. Comment fonctionnent ces initiatives et peuvent-elles toutes êtres qualifiées de communs de la connaissance selon les critères proposés par Elinor Ostrom ?

  1. Panorama d’expériences de gestion en communs 

Les exemples proposés dans cette partie relèvent de pratiques relatives aux supports tangibles de connaissance. Que ce soit par du don ou de l’achat en communs, ils visent à faire passer la bibliothèque du statut de fournisseur d’une collection raisonnée à celui de facilitateur de la mise en commun de supports de connaissance.

Commençons par une pratique de biblio-braconnage. L’article de Wikipédia décrit une pratique qui date de 2005 : “Le don à l’étalage, qui se veut l’inverse du vol à l’étalage, est une stratégie de distribution utilisée par certains artistes et qui consiste à déposer ses œuvres culturelles (CD musicaux, œuvres littéraires…) gratuitement dans les rayons des commerces, et ce, sans autorisation. Le but principal est de se faire connaître, et/ou de remettre en cause le système de distribution traditionnel.” Certains militants du logiciel libre on affirmé avoir pratiqué le don au rayonnage dans les bibliothèques il s’agit ici d’entrer dans les collections de la bibliothèque presque par effraction, sans aucune volonté de gestion en commun(s). La pratique et le terme illustrent bien la perception des collections des bibliothèques comme des ensembles qui ne sont pas du tout participatifs.

Est-il donc possible de concevoir les collections des bibliothèques publiques autrement que comme des ensembles raisonnés, fruits de politiques documentaires formalisées n’intégrant des suggestions qu’à l’extrême marge pour prévenir tout risque de déséquilibrage ?

Pour sa 12e résidence, l’équipe de la 27e Région, ce laboratoire d’innovation public, a posé ses bagages à Lezoux en Auvergne. Pendant trois semaines, les intervenants invités par la 27e Région ont travaillé avec les habitants pour imaginer ce que pourrait être la future médiathèque en cours de construction.

Parmi ces réponses, les designers ont imaginé une « malle-médiathèque », un fond itinérant participatif et citoyen de documents partagés par les habitants, qui rappelle que la médiathèque n’aura jamais autant de documents que ceux dont dispose l’ensemble des citoyens. En organiser le référencement, le partage, l’échange peut devenir demain un vrai enjeu de citoyenneté. Augmentée d’un fond participatif de livres de savoir-faire permet, au-delà des ouvrages échangés, de tisser des relations entre les gens qui en disposent : la bibliothèque devient un vecteur d’animation et de médiation non plus entre les documents, mais aussi entre les gens d’un même territoire, auquel peut même s’adjoindre une production de contenus culturels sur la mémoire et les savoir-faire locaux par exemple…

On le voit ici la démarche elle-même suppose que la bibliothèque ne soit pas à mettre en commun mais qu’il soit lui-même le commun. Le partenariat public-communs suppose ici que l’organisme public soit le facilitateur du regroupement et de la gestion d’un ensemble de ressources tangibles qui sont d’autant plus impliquantes qu’elles sont le fruit d’une mise en commun. Le commun qui s’en dégage est certes une ressource mais aussi un ensemble de relations sociales et de droits d’usages associés aux ressources. Pour passionnante que soit l’initiative, il n’est pas utile de l’ériger en modèle et il semble très peu pertinent de vouloir généraliser une recette qui ne fonctionne dans un contexte local précis.

L’exemple des grainothèques est d’autant plus intéressant que la nature de la ressources mise en communs n’est pas un support de connaissance mais organise des échanges de compétences et une sensibilisation aux enjeux de la biodiversité par la mise en circulation de graines. Le juriste et bibliothécaire Lionel Maurel explique ces enjeux :

“Alors que les semences constituent un patrimoine millénaire qui s’est développé par le biais du partage de graines entre paysans, cette pratique est aujourd’hui fragilisée par des restrictions légales, faisant courir un risque à la biodiversité. Les variétés végétales tout comme les oeuvres de l’esprit, peuvent en effet être saisies par la propriété intellectuelle, par le biais de certificats d’obtention végétale ou de brevets protégeant les intérêts de l’industrie semencière. Le mois dernier, la discussion au Sénat d’une loi sur la contrefaçon a fait rejaillir de nombreuses inquiétudes, dans la mesure où la production de semences par les agriculteurs, voire même par des jardiniers amateurs, pourrait finir par être assimilée à une forme de « piratage » .”

Comment s’organise le dispositif des grainothèques pour répondre à ces enjeux ? Sébastien Wittevert à l’origine du projet Graines de troc précise le projet : “Il s’agit d’une simple boite, disposée dans un endroit public, ou chacun peut y déposer et y prendre les graines de son choix. Une explication est proposée pour expliquer la démarche. C’est une pratique courante qu’une semence se « prête », et se « rende » après avoir fait des petits. Ce n’est pas pour rien que le concept est déjà bien développé dans les bibliothèques notamment aux États-Unis. Ce qui est nouveau peut être, c’est de les planter à la mode des Incroyables Comestibles, et d’inviter à l’essaimage. En phase avec les objectifs de ce mouvement qui propose la « nourriture à partager », nous proposons les « semences à partager ». D’autres lieux s’y prêtent : écoles, lieux alternatifs, locaux associatifs… Attention, ce n’est pas une vocation conservatoire qui demande des compétences précises et une logistique plus importante. Il n’est pas question de faire n’importe comment non plus. Nous invitons les jardiniers à comprendre et apprendre les techniques simples pour reproduire leurs semences. Beaucoup pensent qu’il est facile de récupérer des graines de courges, et bien plus compliqué pour la tomate. C’est pourtant l’inverse.. Dans toute chose il faut savoir ce que l’on fait. La règle du jeu est dans la boite. Nous prenons le parti de faire confiance.”

La confiance, le respect des règles et la réciprocité sont des éléments essentiels au développement des communs. Sans ces ingrédients il sera difficile de se positionner comme facilitateur de communs. On les retrouve au fondement des Little Free Library décrites dans cet article d’Archimag :

“Derrière leur slogan « Take a book, leave a book » (prenez un livre, déposez un livre) elles font la promotion de l’alphabétisation et de l’amour de la lecture par l’échange de livres gratuit dans le monde entier. Et ce notamment dans des zones rurales isolées ou ravagées par des catastrophes naturelles ne disposant pas d’établissement de prêt « officiel ». C’est en 2009, à Hudson dans le Wisconsin, que le concept des little free libraries s’est popularisé, lorsqu’un habitant de la ville a construit une école en bois miniature remplie de livres en hommage à sa mère, une institutrice passionnée de lecture. Soutenues depuis par un véritable mouvement associatif, on en comptait plus de 15 000 à travers le monde en janvier 2014. Entre 2010 et 2014, on estime même à plus de 2 millions le nombre de livres échangés par le biais de ces petites installations. Bien qu’extrêmement populaires aux Etats-Unis, sachez qu’il en existe un peu partout dans le monde.”

A travers cet exemple, les notions-clés des communs sont abordées : la définition de règles et l’apprentissage en commun(s), la confiance et la réciprocité. Ce dernier terme est peut-être le plus important à comprendre parce qu’il fonde l’ensemble de la démarche des communs. Comment inciter à la participation, quelle est son moteur ? Pourquoi et comment faire participer ? Là encore, il nous faut considérer les communs non pas comme un ensemble de recettes mais comme un positionnement à adopter.

Le philosophe et économiste Frédéric Lordon propose une approche inspirée de Spinoza qui a le mérite d’éclairer le moteur de la participation et d’affirmer que le don désintéressé n’existe pas. Contrairement à ce qu’affirment les travaux de la sociologie du MAUSS, les individus participent toujours parce qu’ils y voient leur propre intérêt. Reste à développer des dispositifs publics-communs qui y incitent… Le bénévolat désintéressé est un mythe au même titre que la figure de l’homo oeconomicus calculateur pour ses intérêt rationnels. La philosophie spinoziste incite au contraire à considérer des individus orientés à la fois par leur raison et leurs passions dans un élan de vie que Frédéric Lordon nomme conatus avec Spinoza. Il nous semble qu’il y a là une clé pour que les bibliothécaires envisagent des dispositifs participatifs qui le soient réellement. Lionel Maurel Livre sa lecture de Lordon et résume cet enjeu :

“C’est cette capacité des projets contributifs à canaliser les affects des individus pour les amener à réaliser l’objectif commun qui déterminera en dernière analyse leur échec ou leur réussite, ainsi que leur pérennité dans le temps. Un projet qui sait distribuer des récompenses symboliques entre ses membres aura moins besoin de recourir aux affects tristes de la contrainte et de la sanction pour prévenir les comportements de passagers clandestins. Vis-à-vis de l’extérieur, il aura aussi plus de facilité à pousser les individus à se « dés-aligner » par rapport à la poursuite de leurs désirs habituels pour venir rejoindre le projet collectif.””

Mais faut-il mettre ces expériences de mise en communs sur le même plan ? Comment les caractériser plus précisément pour esquisser un socle de partenariat publics-communs dans les bibliothèques ?

  1. En quoi ces expériences respectent-elles les caractéristiques des communs ?

Hervé le Crosnier, dans un article de synthèse sur Elinor Ostrom, résume de la façon suivante ces facteurs susceptibles d’influencer l’efficacité d’un Commun :

  • des groupes aux frontières définies ;
  • des règles régissant l’usage des biens collectifs qui répondent aux spécificités et besoins locaux ;
  • la capacité des individus concernés à les modifier ;
  • le respect de ces règles par les autorités extérieures ;
  • le contrôle du respect des règles par la communauté qui dispose d’un système de sanctions graduées ;
  • l’accès à des mécanismes de résolution des conflits peu coûteux ;
  • la résolution des conflits et activités de gouvernance organisées en strates différentes et imbriquées.

Parmi les exemples proposés ci-dessus, nous retenons ceux des fonds participatifs, des grainothèques et des little free libraries. En quoi ces exemples peuvent-ils relever de communs selon les éléments ci-dessus ?

  • des groupes aux frontières définies ;

La définition des communautés participantes est un elément clé des communs. Il ne s’agit pas ici de publics cibles comme la conception du Hors-les-Murs le présuppose, mais bien de groupes identifiés qui vont contribuer à définir et à faire évoluer le projet. Un des défauts de nombreux projets participatifs est de ne concevoir une participation des publics qu’en aval du projet, là où il s’agit dès le départ de percevoir les intérêts (ou les affects joyeux) que peuvent avoir tel ou tel groupe à participer. Nuls doutes que l’étape est particulièrement délicate et sujette à de nombreuses critiques. Quelle est à cet égard la capacité des communs à éviter les écueils bien connus de la démocratie participative ? Comment éviter que les mêmes associations ou personnalités locales ne monopolisent la participation ? Là encore, considérer les communs comme une solution serait abusif, tout au plus ne sont-il qu’un paradigme qui incite à des démarches dans lesquelles les dispositifs de participation orientent par leur nature même les groupes qui participeront. Pour les Little Free Library, du fait de la nature géographiquement disséminée des boîtes à livre, les communautés participantes ne sont pas clairement identifiables et cela constitue à n’en pas douter une des fragilités du dispositif. Comment faire pour faire respecter des règles à des publics répartis sur tout un territoire ? Pour les grainothèques ou les fonds participatifs, il peut en revanche être plus aisé de constituer des collectifs impliqués dans la gestion de ces ressources.

  • des règles régissant l’usage des biens collectifs qui répondent aux spécificités et besoins locaux ;

L’énoncé des règles d’utilisation est une des spécialités des bibliothécaires… sous réserve d’une bienveillance indispensable et de l’évitement de la position de surplomb institutionnel, c’est à n’en pas douter un atout pour développer un rôle de facilitateur des communs. Pour les fonds participatifs, il est très important par exemple que les frontières thématiques soient exprimées clairement pour inciter à la participation. Les règles de participation à une little Free Library peuvent d’exprimer simplement, mais c’est aussi l’équilibre (délicat) entre le dispositif de partage et l’incitation à un partage de livres de qualité qui fera l’intérêt du projet pour les participants. C’est ce subtil et fragile équilibre qu’il s’agit de rechercher, pour éviter que la qualité de ce qui s’échange ne se dégrade. Ici le bibliothécaire n’est plus celui qui pré-sélectionne mais celui qui conçoit et veille à un dispositif qui incite au maintien du commun. Cela passe nécessairement par un travail de facilitation voire d’animation.. Les communs peuvent rapidement devenir des dispositifs qui ne sont pas du tout inclusifs s’ils se transforment en clubs d’initiés. Par exemple, l’apprentissage de la participation à une grainothèque peut se révéler particulièrement complexe. Peut-être y a-t-il ici une des spécificités des partenariats publics-communs et une responsabilité des services publics à co-élaborer des règles qui soient les plus inclusives possibles.

L’expression des règles de partage doit être inscrite au coeur même des dispositif en communs. Que l’on utilise des sachets pour prendre les graines et inciter à en redonner ou à des étiquettes collées sur les livres des fonds participatifs pour insiter à la réciprocité, l’inscription claire et précise des droits d’usages de la ressource permet de signifier son usage en communs et d’inciter à la participation. C’est bien cet élément qui est de nature à instituer le caractère innapropriable de la connaissance en communs. D’une certaine façon, le message porté par cette étiquette fait aussi penser à un « Copyleft » ou à une clause de partage à l’identique – « Share Alike« – comme celles que l’on retrouve dans la licence GNU-GPL ou certaines licences Creative Commons. La différence cependant, c’est que cette incitation à la « remise au pot commun » porte ici sur le support physique lui-même (le livre) et non sur l’oeuvre qu’il véhicule, comme c’est le cas avec les licences libres.

  • la capacité des individus concernés à les modifier

La participation à l’élaboration des règles est un des fondamentaux des projets de communs. Dans les trois exemples proposés, les dispositifs peuvent varier d’un endroit à l’autre et il semble toujours nécessaire pour implanter un commun depuis ou dans une bibliothèque de permettre un véritable lâcher-prise de l’institution. C’est une des vertus du projet de Lezoux évoqué plus haut que d’avoir réussi à quitter le positionnement du bibliothécaire souverain des collections pour les constituer à partir non pas seulement des besoins mais des livres des habitants.

A voir le succès des Little Free Library, il semble que la conception historique de la lecture publique ait largement négligé l’importance de l’implication des habitants par le partage de leurs propres livres et leur mise en circulation. Comme le remarque Stéphane Vincent de la 27e Région à propos du projet de médiathèque participative à Lezoux :

L’équipe de résidents a calculé que si l’on additionnait le nombre de livres que possèdent tous les habitants, chez eux, à l’échelle de l’intercommunalité, on obtiendrait un chiffre 5 à 6 fois supérieur au stock des médiathèques locales. Faut-il continuer à placer toute notre énergie dans le stock des bibliothèques, ou bien n’y a-t-il pas des gisements à développer dans le partage entre les habitants ?

Ce terrain est même celui sur lequel se construisent des initiatives comme Booxup, strartup qui vise via une application mobile à la mise en circulation des livres entre les particuliers. Une initiative comme celle-ci montre très clairement les fontières entre une économie du partage (Booxup est un acteur privé) et un dispositif de fonds participatif local ou une initiative elle aussi privée comme inventaire.io qui mise sur le logiciel libre et ne vise pas à développer une strart-up via des levées de fonds et un “passage à l’échelle”. La différence entre ces initiatives est précisément dans la capacité des individus participants à modifier les règles de jeu de manière collaborative. Impossible dans le cas de Booxup puisque la stratup incite à la participation, elle crée un service commercial et pas un commun. Possible pour Inventaire.io ou un fonds participatif puisque les règles sont définies en commun(s).

Ce point fondamental repose sur des équilibres très délicats à trouver pour les services publics : comment organiser cette participation et comment l’institution se positionne-t-elle ? A n’en pas douter, la tradition française des services publics ne facilite en rien la co-construction de règles évolutives, d’autant que de nombreuses initiatives en communs mettent en oeuvre une culture de gouvernance horizontale dans laquelle ceux qui décident sont ceux qui agissent. Cette organisation est bien plus aisée à mettre en oeuvre entre individus qu’entre des individus et un service public organisé de manière hiérarchique. C’est la raison pour laquelle c’est un contresens que de vouloir transformer toutes les bibliothèques publiques en communs. Tout au plus peuvent-elles faciliter les communs, en être les hébergeurs, en diffuser l’existence ou s’en inspirer pour gérer les ressources que l’argent public permet de mettre en circulation.

  • le respect de ces règles par les autorités extérieures ;

Si par les autorités extérieures on entend le respect du cadre légal il semble a première vue évident que les exemples pris en compte et plus généralement les partenariats publics-communs doivent les respecter. Mais est-ce aussi simple ? Le cadre légal des semences est très strict et tend à interdire des pratiques ancestrales qui sont précisément préservées par la dynamique des porteurs des projets de grainothèques. De même le partage de livres imprimés est parfaitement légal, mais celui de livres numériques ne l’est pas dans l’état du droit actuel alors même que le fondement des little free libraries est le partage de la connaissance. On voit ici que la question des communs est une question profondément politique puisqu’elle implique un engagement des collectivités qui portent de tels projets, au delà d’un mode de gestion des ressources, les communs interrogent profondément le rapport aux gouvernances des services publics et peuvent amener à des pratiques qui questionnent l’état actuel du droit.

  • le contrôle du respect des règles par la communauté qui dispose d’un système de sanctions graduées ;
  • l’accès à des mécanismes de résolution des conflits peu coûteux ;
  • la résolution des conflits et activités de gouvernance organisées en strates différentes et imbriquées.

Ces points rejoignent celui, important pour les Communs constitués de biens rivaux, de la lutte contre les comportements de « passagers clandestins », à savoir des individus cherchant à abuser de leur droit de prélèvement en s’accaparant une part trop grande de la ressource, la menaçant d’épuisement ou de destruction, sans contribuer en retour. Les projets “en communs” s’ils peuvent être très inclusif et facile d’accès n’en sont pas moins des équilibres fragiles auxquels il faut veiller. Ainsi, un trop grand nombre de contributeurs à une grainothèque sans effort d’une partie d’entre eux pour donner des graines en retour est susceptible d’épuiser le projet. De même, la mise en circulation de livres dans les fonds participatifs suppose des échanges réciproques qui n’ont rien d’évident pour tout le monde. Un des enjeux devient alors celui du contrôle et de la sanction. Loin d’être anecdotique ce point est fondamental. Peut-être à cet égard les projets de communs partenaires de services publics peuvent-il compter sur la force de l’institution à réguler les usages des participants. Cette régulation ne doit pourtant en aucun cas être le fait de la bibliothèque elle-même qui par exemple excluerai un participant sans l’accord des communautés concernées. De même les bibliothécaires pourraient être tentés de réguler eux-même la qualité des fonds participatifs en excluant certains titres jugés inadéquats. Si des règles claires doivent exister, il y a là encore un équilibre subtil à trouver entre une institution garante du respect des règles et une institution qui régule par elle-même…

Conclusion

On le voit, les communs sous l’angle que nous avons adopté ici questionnent profondément les bibliothèques, en s’intéressant non pas à l’accès et la présélection et l’institution de droits d’usages régulés par la puissance publique mais à la constitution de droits d’usages régulés par des communautés sous la bienveillance de cette même puissance publique. On pourrait même dire qu’au delà de la conception d’Elinor Ostrom qui s’intéresse aux conditions de la meilleure gestion d’une ressource en communs, ce type de projet permet de se rapprocher de la conception de Pierre Dardot et Christian Laval pour qui il s’agit d’instituer de inappropriable. Pour autant, il existe un vrai défi à bien positionner les institutions publiques de manière éviter tous les pièges tendus par des rapports déséquilibrés entre institutions et individus en communs. Pour Loïc Blondiaux et Jean-Michel Fournier, « ce processus d’institutionnalisation […] coïncide en premier lieu avec un renoncement vis-à-vis d’une transformation sociale à grande échelle » par un rétrécissement des projets participatifs à des espaces et publics quantifiables, de petite taille, à l’échelle de micro-territoires. Dans un temps de crise politique et d’abstention aiguë, la foi dans la participation pour faire renaître l’engagement politique est à la mesure de la crainte de voir son institutionnalisation créer un désengagement politique au sens général. Comme nous l’apprend l’approche inspirée de Spinoza, c’est bien la capacité des projets à distribuer à petite échelle, à créer des “affects joyeux” et des récompenses symboliques qui est capable de susciter et d’entretenir la puissance d’agir de collectifs en communs. Le fait que les ressources sur lesquelles ces projets s’appuient soient inappropriables est une des clés de réussites car elle suppose de d’énoncer par des règles claires que ce qui est mis au pot commun ne doit pas être capté et constitue un potentiel pour d’autres projets qui développeront à leur tour les connaissances et la capacité d’agir des citoyens.

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Via un article de Silvae, publié le 12 juin 2017

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