De l’innovation publique à l’innovation sociale en communs ?

J’ai déjà écrit ici tout le bien que je pensais de l’innovation publique, qui ne saurait se résumer à des ateliers post-it, ni à des Lab. La semaine de l’innovation publique, à laquelle la Bpi participe avec un Eurêkoi Remix, est une manière d’initier le mouvement dans un secteur culturel d’Etat encore très peu réceptif à ces approches. Dans un article éclairant lui même fondé sur un édito de Nesta signé par Millie Begovic (UNDP). Stéphane Vincent, fondateur de la 27è Région souligne qu’aujourd’hui que tout le monde veut son LaB (comparé ici à une Batmobile) au risque de vider le concept de sa substance :

Il existe actuellement un important fétichisme autour des labs. Tout le monde rêve d’avoir une batmobile ! Mais il faut d’abord croire en l’hypothèse selon laquelle de nombreux gouvernements et collectivités parviennent à progresser sans se doter de telles dispositifs : l’humilité nous invite à présumer que si des villes comme Nantes en France ou Helsinki en Finlande n’affichent pas dans leur organigramme la présence d’un « laboratoire » au sens propre, ça ne les empêche pas d’inventer d’autres façons de transformer leur organisation, d’autres « véhicules » pour mener des expériences et produire plus d’impact. Il y a de nombreuses façons de « faire lab » !

Et de poser cette question étrange à mon sens : si « le labo est un véhicule, quelle est sa destination ? » Cette interrogation montre qu’il est très facile de séparer le processus d’innovation de ses finalités de politiques publiques. Voilà qui rejoint un combat toujours actuel, par ailleurs souligné dans l’article : le besoin d’évaluer les politiques publiques par rapport à des objectifs formalisés, sous peine d’innover en rond. 

Peut-être au fond que le problème est dans le concept d’innovation publique lui-même ? Quand on parle d’innovation publique, où sont les autres acteurs ? Pourquoi penser l’innovation à partir du secteur public alors que la démarche porte, implique et mobilise d’autres acteurs (associatifs, entreprises, collectifs, etc.) ? 

Peut-être est-ce aussi parce que l’innovation publique, pour l’instant, porte plus sur la méthode de conception des politiques publiques que sur les politiques publiques elles-mêmes. Dans un premier temps, c’est tout à fait normal, mais voilà ce qui tire une partie des Labs vers des outils de formation de fonctionnaires ou même de prise de conscience interne plus que vers des fabriques de dispositifs évalués. Comme si, au fond, personne ne croyait vraiment dans la généralisation et le passage à l’échelle des projets prototypés au delà de leur valeur de démonstration de la méthode. Ma participation aux différentes sessions de créativité/prototypage du secteur public (et j’en suis un des acteurs, je suis fonctionnaire) m’a fait comprendre que lorsque l’administration initie une action, elle pense toujours comme devant être au centre, comme garant de l’intérêt général de manière exclusive. Logique d’un point de vue de fonctionnaire, décalé par rapport aux acteurs de l’entreprenariat social et des communs. Les fonctionnaires sont certes les garants de l’intérêt général mais cela leur confère-il pour autant un droit exclusif de gouvernance sur l’action publique et ses dispositifs ? Si les élus fixent le cap, ce qui n’est pas contestable, le pilotage ne peut-il être participatif, au delà du slogan ? Il s’agit certainement d’une étape nécessaire au regard du coup d’oeil dans le rétroviseur proposé par Stéphane Vincent dans l’article précité. Il propose le schéma suivant, introduit comme suit : 

À partir des dizaines d’expériences menées avec des collectivités dans le cadre de la 27e Région, nous avons tenté de produire notre propre « théorie du changement » dans les collectivités, un ensemble de 9 étapes à franchir progressivement, depuis l’étape de « découverte » jusqu’à une étape de « gouvernance systémique »

Regardez ce schéma, on parle d’une digestion progressive d’une innovation produite avec des gens, pour des gens mais mise en oeuvre et pilotée par des fonctionnaires… exclusivement. On peut s’interroger sur la raison pour laquelle le terme la « gouvernance systémique » arrive tout à la fin du processus. A mon sens, l’écosystème et sa gouvernance sont au contraire le point de départ !

Alors comment avancer ? Comment passer de l’innovation publique à des impacts sociaux ? Arrêtons nous un instant sur 2 pistes évoquées par Stéphane Vincent en écho à l’article original. 

  • D’abord, sortir du modèle de la structure unique au profit d’un regroupement d’acteurs spécialement réunis pour traiter des problèmes complexes, à partir d’une nouvelle forme de gouvernance.

  • Aller au-delà des modèles de management classiques et de conduite du changement. Inspirés par le modèle industriel ces derniers ont du mal à répondre à la complexité croissante du monde. Ceci implique de faire de la réinvention de la bureaucratie des institutions une composante clé du changement, ce qui nécessite la création d’alliances allant au-delà des happy fews du cercle de l’innovation.

Ces deux points m’incitent à penser qu’il serait plus logique de parler d’innovation sociale plus que d’innovation publique. Rappel de la définition telle quelle est inscrite dans Wikipédia :

L’innovation sociale mobilise différents intervenants ayant des compétences dans des disciplines parfois hétéroclites mais liées à la problématique soulevée. Elle se basera sur une gouvernance élargie et participative dans laquelle est évacuée toute notion de propriété intellectuelle afin de maximiser l’impact et rendre reproductible l’initiative.

Nous voilà très proches des communs ! Au delà du triptyque « idéation-prototypage-expériementation » il existe des alternatives qui donnent corps aux nouvelles structures et leur gouvernance qu’appelle de ses voeux Stéphane Vincent. Le terme de gouvernance est le plus important ici. Si le problème des Lab est le déficit de co-pilotage et d’évaluation de ce qui s’y élabore alors c’est l’enjeu de la gouvernance partagée qu’il faut affronter. C’est ici que les acteurs des communs ont beaucoup de choses à apporter aux démarches d’innovation publique.

Lionel Maurel avait détaillé dans ce billet le projet Open-Law en le présentant comme un partenariat-public-privé-communs, je vous invite à lire cette citation qui éclaire ce modèle 

L’initiative Open Law a été lancée sous la forme d’une association pour fédérer ces partenaires publics et privés autour d’une dynamique de coopération. L’originalité principale de la démarche consiste à favoriser la production de « Communs du droit », visant à faciliter la réutilisation des informations juridiques et à exprimer leur plein potentiel :

Il est clair que l’utilité de cette couche d’enrichissement construite au-dessus des jeux de données en Open Data ne peut être optimale que si elle est elle-même ouverte. Même les acteurs commerciaux ont intérêt par exemple à ce qu’un standard émerge pour pouvoir désigner les ressources juridiques par le biais d’identifiants contrôlés ou à ce qu’une ontologie du droit soit mise en place pour pouvoir investir le web de données.

Mais pour que ces ressources communes existent, il est nécessaire de consentir des investissements financiers, techniques et humains, qui peuvent s’avérer conséquents. L’acteur public n’en a pas forcément les moyens, en plus de la production des données de base qui lui incombe. Les acteurs privés n’ont de leur côté pas naturellement intérêt à le faire, s’ils restent dans leur logique traditionnelle de compétition, car cela reviendrait à produire des ressources utilisables par leurs concurrents. Du coup, il fallait monter une infrastructure permettant à chacun de ces acteurs de dépasser leur approche traditionnelle pour leur faire voir l’intérêt de mutualiser les moyens en vue de la production de ces « briques essentielles » pour tout l’écosystème.

L’association Open Law joue ce rôle. Elle sert d’abord de cadre de rencontre et de discussion entre acteurs publics et privés pour identifier les Communs à faire émerger dans le domaine de l’information juridique. Elle sert ensuite de « pot commun » rassemblant des financements publics et privés pour lancer des appels à contributions visant à la construction de ces Communs. Un peu à la manière de ce qu’est le W3C à l’échelle du web, Open Law joue aussi le rôle d’instance de gouvernance pour cette nouvelle infrastructure.

Ces Communs une fois mis en place, développés et maintenus par Open Law, chacun est libre de les réutiliser pour développer des projets concrets de services construits sur les données juridiques ouvertes. Open Law en signale déjà un certain nombre sur son site comme RIPSA (un répertoire permettant de connaître simplement les procédures administratives pour lesquelles le silence de l’administration vaut accord) ou DroitDirect.fr (une plateforme pour faciliter l’accès des personnes au droit, notamment celles en position précaire comme les étrangers et demandeurs d’asile).

On notera également qu’Open Law innove dans la manière dont le projet souhaite favoriser et récompenser les contributions apportées par les individus à ces Communs identifiés comme essentiels pour l’écosystème du droit ouvert. En effet, Open Law a mis en place un statut de « contributeur rémunéré aux communs ». Les sommes mutualisées par les partenaires servent en partie à verser une rémunération aux contributeurs individuels donnant de leur temps et de leurs compétences pour réaliser les objectifs déterminés par la structure. Open Law implémente ainsi l’idée d’une « réciprocité pour les Communs » ou d’un revenu contributif, sans avoir pour cela à inventer de nouvelles licences.

Un modèle ne naît pas avec un exemple bien sûr, mais je trouve que ce projet rend concret ce que pourrait être la prochaine étape d’une transition de l’innovation publique vers l’innovation sociale en communs

Un autre exemple montre la forme de gouvernance que peut prendre une telle association, car il ne s’agit ni plus ni moins que trouver de nouveaux équilibres dans lesquels l’intérêt général est co-construit et porté au coeur même de la structure. C’est ce que tente de faire la coopérative Mednum, au sujet de la médiation numérique au moyen d’une structure juridique appelée Une Société Coopérative D’intérêt collectif. Ce qui m’intéresse ici c’est l’association de collèges qui donnent une place au service public, mais sans en faire l’unique acteur. Ici il s’agit « d’associer autour d’un projet économique commun des acteurs multiples ayant un lien différent avec la Scic (le multisociétariat) : des salariés, des bénéficiaires, et toute personne physique ou morale liée à ce projet. » Par exemple :

Dans ce modèle juridique les collectivités territoriales, leurs groupements et les établissements publics territoriaux peuvent devenir associés et détenir jusqu’à 50 % du capital. Mais ce n’est qu’un exemple, tout à fait criticable par ailleurs puisque malgré la garantie statutaire d’une personne = une voix, la notion de collège n’est pas du tout un fondement de la gouvernance, décrite comme suit : 

Les collèges de vote sont un procédé (optionnel) de décompte des suffrages en assemblée générale des associés d’une Scic. Les Scic qui souhaitent utiliser cette option doivent l’inscrire dans leurs statuts et en prévoir les modalités en conformité avec la loi (cf. art. 19 nonies de la loi 47-1775).
La méthode de calcul « collèges de vote » est utilisée uniquement au moment du décompte des voix lors des votes en Assemblée générale. Les collèges de vote ne sont ni une instance de gouvernance, ni un rouage de l’organisation d’une Scic.

Peut-être que la forme juridique Loi 1901 est encore et toujours la plus efficace, à condition toutefois de porter une attention très forte à sa gouvernance, c’es-à-dire aux règles qui régissent la prise de décision et la répartition des pouvoirs. Comment positionner le secteur public dans de telles structures aux côté du privé et des commoners ? Quelles gouvernances inventer pour que chacun soit à une place sans pour autant bloquer l’efficacité d’un co-pilotage ? Je ne suis pas certain que des formes juridiques soient à inventer, mais ce qui me semble certain en revanche c’est que cela ne se fera pas sans une ouverture de l’innovation publique vers les communs, à travers des structures de gouvernance d’un nouveau type capable d’initier, d’incuber et de déployer des dispositifs d’innovation sociale en communs dans le cadre de politiques publiques. Le bouleversement est profond pour une fonction publique habituée à être soumise au privé et caricaturée dans les médias, et qui voit dans l’innovation publique une revanche par la réaffirmation de son rôle central.

Voilà qui démontre aussi que les communs sont une voie de pensée et d’action pour ré-articuler le privé, le public et les gens pour un monde orienter vers le bien vivre en communs.

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Via un article de Silvae, publié le 6 novembre 2017

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