Reprise d’un article publié par Internet actu
Dans : Opinions, Usages, eDémocratie, Médias - Par Hubert Guillaud le 10/02/2006
(magazine en ligne sous licence Creative Commons)
L’argument des auteurs est de proclamer que le numérique révolutionne les médias (mais on connaît le même type de déclaration sur le marketing, l’éducation, la banque ou la politique par exemple). Beaucoup ne se gênent pas pour affirmer que la politique en ligne va changer la Politique, comme on entendait benoîtement il y a quelques années, que le e-learning allait bouleverser l’éducation, l’e-administration l’administration... Pour Rosnay et Revelli, les nouveaux outils permettent de développer l’existence d’une “classe” d’usagers (“les pronétaires”), capables de produire, de vendre et d’organiser la diffusion de l’information. Les “médias des masses” viennent remplacer les Mass médias en faisant naître une économie et une démocratie nouvelle. On a l’impression qu’un nouveau monde va subvertir l’ancien : rien de moins !
A la lecture, cette vision m’est apparue tout de même très angélique. Croire, comme ils l’affirment, que “les médias des masses sont les seuls médias véritablement démocratiques”, c’est réduire la démocratie à ne désigner que ce qui appartient au citoyen. Quant au pronétaire lui-même, ce superinternaute, ce citoyen 2.0, il me semble également être surtout une projection de l’esprit, séduisante certe, mais fantasmatique.
Le journaliste citoyen modèle, le consommateur informé et éclairé, le citoyen démocrate et exigeant qui s’intéresse autant à l’affermage de l’éclairage public de sa commune qu’à la politique éthique des moteurs de recherche, l’internaute hyperactif sachant se passer des médiations traditionnelles sont des espèces extrêmement rares. Et il y a peu de chance que les quelques exemples de citoyens éclairés qu’on connaît contaminent l’ensemble de la société. Quand bien même nous graverons sur le web la moindre de nos paroles, est-ce pour autant que nous n’aurons plus le loisir de nous renier, de nous tromper, de changer d’avis ou de nous en foutre ? On a tous déjà acheté et racheté un produit ou un service dont on ne pensait que du mal, par flemme d’en trouver un autre, par facilité, comme on a tous déjà voté par dépit, ou pensé une chose et son contraire. Pour autant, le fait que les outils de l’intelligence collective et les usages de la collaboration en ligne se diffusent un peu ne veut pas dire qu’ils vont devenir, du jour au lendemain, le nouveau dogme de nos sociétés.
Que des internautes apportent sur l’internet le témoignage de leur existence ne fait pas d’eux des politiciens, des journalistes, des consom’acteurs. Faut-il rappeler que la portée de la plupart des skyblogs ne dépasse pas la famille et le cercle des amis. Ils sont plus le lieu de boutades que des lieux d’engagements. On peut certes le regretter, espérer que cela change - un peu -, ce n’est pas pour autant qu’ils annoncent un grand soir numérique. La porte médiatique qui s’ouvre sur l’internet ne veut pas dire que tous les citoyens y auront indistinctement accès : c’est même d’autant moins vrai s’ils n’en ont pas les clés rappelle avec justesse Benoît Raphaël.
Là où Dan Gillmor faisait du difficile concept de “journalisme citoyen” un complément, une extension des médias, Rosnay et Revelli semblent y voir plutôt une critique radicale. Autant dire que je ne suis pas sûr de les suivre.
Comme le reconnaît Dan Gillmor lui-même, tirant les enseignements de l’échec de Bayosphere, cette expérience de journalisme citoyen autour de la Baie de San Francisco qu’il avait lancé l’année dernière : il manque encore au web 2.0 ce nouvel internaute. Il ne naîtra pas tout seul avec quelques outils, extensions de son moi numérique, comme le souligne très justement Dominique Piotet à la suite du constat de Gillmor. La pesanteur des mentalités et des comportements se soulève patiemment.
Il reste surtout des communautés à bâtir et à pérenniser. Les domaines où elles sont les plus en avance, comme dans le monde du logiciel libre, montrent combien elles sont fragiles. Ces communautés seront encore plus difficiles à construire sur la politique ou sur le local. Les écueils seront plus forts car les intérêts plus difficiles à partager : l’atomisation, la normalisation, le communautarisme, la concentration, la mise en avant des comportements ou des avis moyens plutôt que des avis intéressants ou originaux sont de vraies chausse-trappes où risquent de tomber, encore une fois, nos attentes démesurées.
Hubert Guillaud