A propos des services gratuits sur le web

Une contribution d’Hervé Le Crosnier

Le CNRS vient de produire un document destiné à ses membres
pour les inciter à réfléchir avant d’utiliser les services
"gratuits" disponibles sur l’internet à des fins
professionnelles.


Recommandations pour l’utilisation des services gratuits sur Internet,
17 avril 2008 Référence 08.1841/FSD
(Version temporaire en attendant la publication sur le site
du CNRS sur mon site universitaire :
— copie de document officiel diffusé avec autorisation —)


Je partage globalement les analyses de ce texte :
"quand c’est gratuit, il faut se méfier" et donc
éviter l’usage professionnel, notamment dans les
secteurs sensibles de la recherche. Car en effet, seul
l’angélisme peut laisser croire que l’on ne paye pas
d’une autre façon ces services : acceptation du
traçage, du profilage, publicité intrusive, voire
dans le cas de la recherche analyse statistiques sur
les travaux, et même espionage industriel ou militaire.

Mais l’analyse approfondie ne peut se résumer à une
relation de mise en garde et de crainte. Car derrière
ce nouveau "capitalisme cognitif" il y a aussi de réelles
"externalités positives", au sens où ces services "gratuits"
sont d’un côté "intrusifs" et mettent en danger des libertés
individuelles et la capacité à prendre des décisions
collectives, mais ils sont aussi d’un autre côté, et dans le
même mouvement, le support pour des activités citoyennes, pour
l’élargissement de l’expression des individus et des groupes,
pour l’éducation populaire permanente et pour la diffusion
globale de la connaissance.

C’est une nouvelle "contradiction" à laquelle nous devons
faire face... La solution n’est pas simple, en tout cas
elle impose aux responsables des services informatique
des institutions de la recherche et de l’université, puisque
tel est le sujet, mais tous les services publics et mutualisés
sont aussi concernés, des prises de conscience et des
actions déterminées. Et elle leur impose d’en trouver les
ressources et les moyens humains et matériels.

Il n’est pas inutile de mettre en regard du document du CNRS
l’avertissement lancé en octobre dernier par le Gartner
Group auprès des Directeurs des Systèmes Informatiques
des entreprises (et cela vaut aussi pour les Universités
et les organismes de recherche) :


"Consumerization of IT is a phenomenon where users expect to see the
same apps and level of service at work as at home. It has become a
source of frustration for IT departments. Business users expect faster
service of IT, comparable with that available from Internet vendors."

("Avec le développement de la consommation de masse des technologies de
l’information, les usagers espèrent trouver la même qualité de service
au travail comme à la maison. Ce qui crée une nouvelle frustation pour
les services informatiques. Les usagers professionnels attendent d’eux
des services efficaces, comparables avec ceux que proposent les vendeurs
d’internet" trad HLC).


Comment gérer la transition d’un modèle où les
logiciels de productivité étaient installés sur les postes
de travail vers un modèle "Sofware as a service" ?
Comment penser l’évolution du cloud computing ?

Nous retrouvons des questions qui sont posées dans le
débat sur les cyberinfrastructures : il est nécessaire
que les infrastructures numériques de la recherche soient aussi
compétentes, utilisables et ouvertes que les infrastructures
accessibles aux individus.
http://artist.inist.fr/articlefond....

Nous devons faire attention à ne pas prendre un retard flagrant
au sein de l’université et de la recherche, qui ensuite
obligerait les individus/chercheurs à rester en dehors de
l’innovation et de la compétition mondiale... où à utiliser
les "services gratuits" des vecteurs de l’internet.

Il y a un modèle pour cela : le développement en mode ouvert. Ce
sera grâce aux logiciels libres que l’on pourra construire des
infrastructures garantissant la non-exploitation des
informations par les vecteurs de l’internet. Grâce à la
mobilisation des usager qu’elle permet et à l’énergie offerte
par le partage et la mise en oeuvre de solutions communautaires.

Encore faut-il que l’administration s’en donne les moyens. Le
logiciel libre est loin d’être sans coûts : il faut écrire du
code, le tester, l’installer et le maintenir. Participer à la
communauté pour obtenir des outils répondant aux besoins, et ne
pas seulement considérer le logiciel libre comme une manne
offerte par d’autres...

Encore faut-il que l’écriture de logiciels, la mise en place
d’architectures informatiques et les travaux sur l’informatique
en mode service/nuage ne soient pas considérées comme des
activités "techniques", indépendantes de la "Recherche" en
informatique, avec toutes les majuscules nécessaires.

Dans ces deux domaines, les grands organismes de recherche et
d’enseignement supérieur ont encore bien du travail à faire.

Mais pour reprendre les inquiétudes soulevées dans le document
du CNRS, ce travail est nécessaire, pour des raisons
d’indépendance : pas seulement nationale et européenne, mais
surtout d’indépendance des chercheurs face aux grandes
entreprises monopolistiques en général, et aux vecteurs de
l’internet en particulier.

Cela impose aux pouvoirs publics et aux grands organismes
mutualisés des responsabilités nouvelles.

A quel endroit puis-je écrire un document en collaboration avec
un collègue d’une autre université, tout en conservant
l’ergonomie et l’efficacité de Google Document ?

Comment puis-je obtenir un openID auprès d’un fournisseur public
associé à la recherche et à l’université ? Pour l’instant, je
dois me tourner vers Yahoo ! ou Orange...

Comment les organismes publics ou mutualisés vont gérer mon
dossier médical pour que je n’ai pas à faire appel à Microsoft,
Google ou Orange ?

Ce sont là des questions qu’il faut aussi poser en regard des
réticences partagées à l’usage des services gratuits, qui font
de la captation de clientèle leur véritable fond de commerce ?

Et trouver des solutions publiques adéquates et à la hauteur.

C’est au fond une réflexion globale sur la place du collectif
(public ou communautaire) dans les réseaux dominés par les
vecteurs privés qui est nécessaire. Et urgente.

Hervé Le Crosnier

PS : question subsidiaire : Quand il faut décrire son activité pour
bénéficier de l’accès aux serveurs de publications des grands éditeurs,
s’agit-il d’un "service gratuit qui met en danger l’indépendance de la
recherche" ?

OncologyStat, lancé par Elsevier permet de consulter et obtenir
"gratuitement" les articles de recherche sur le cancer... mais il faut
participer à la vaste opération de profilage qui permet à Elsevier de
"cibler" la publicité pour le grand bénéfice des Big Pharma.

Ne ferait-on pas mieux de rendre obligatoire la mise à disposition de
tous des publications scientifiques, sans inscription, sans traçage,
avec la liberté de faire circuler, reproduire à des fins d’enseignement
et de recherche ? Et d’améliorer pour cela l’ergonomie et les
infrastructures de dépôt d’articles comme HAL ? Et prendre les décisions
politiques d’accompagnement (dépôt obligatoire, usage de licences de
libre-diffusion pour la recherche institutionnelle, ré-orientation des
activités des bibliothèques et des presses universitaires dans la
constitution de ces fonds par l’aide aux équipes de recherche,...) ?

On le voit, la contradiction de la gratuité n’a pas fini de poser des
questions au fond proprement politiques.

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Posté le 30 avril 2008

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