STIC, CNRS, INRIA, and Co : la redéfinition de la recherche en informatique à la lueur des réseaux et du numérique

Une contribution d’Hervé Le Crosnier

hervé Le Crosnier donnera la conférence d’ouverture du prochain Forum des usages coopératifs à Brest autour des biens communs

Je ne partage pas le message d’alerte lancé par François Pierrot
sur l’avenir des STIC (Sciences et Techniques de l’Information
et de la communication) au CNRS
en réaction à la
proposition de refonte des organismes de recherche qui se
dessine

Le regroupement en instituts verticaux et thématiques,
proposé par le gouvernement, est peut être une solution à ce
qu’il faut bien admettre comme étant une situation dramatique
pour la recherche. Situation qui ne date pas du gouvernement
actuel, ni même du précédent, mais renvoie à la faiblesse
constitutive de l’investissement de la France dans la recherche,
en terme de budget comme en terme d’image publique, et cela par
delà les partis et tendances qui ont pu gouverner depuis
trente ans.

Sur l’institut vertical dit STIC, dans lequel seraient
concernés le CNRS, l’INRIA et certainement d’autres (par
exemple, le CEA, un des premiers utilisateur du calcul
en France... les trois étant d’ailleurs en relations dans
le GIP Digiteo), on doit se demander :

En quoi un tel institut vertical constituerait-il
une menace pour la "science informatique" ?

Ne serait-ce pas parce que le CNRS et la 27ème section
du CNU pour l’Université ont une vision étroite du champ
de l’informatique ?

Quand l’ergonomie ou l’étude du web (les web sciences
de Tim Berners-Lee) ou l’économie politique des réseaux
numériques, ou les analyse d’usage ou encore la
philosophie des réseaux sociaux... ne sont pas considérées
comme partie prenante de l’informatique,...

Quand les sciences du design, si étroitement liées dans la
pratique quotidienne des concepteurs comme des usagers avec
les développements informatiques, sont considérées
en dehors du champ de l’informatique...

Quand l’INRIA écrit une licence pour les logiciels libres,
alors qu’il n’y a pas cours de droit ou d’éthique dans les
enseignements d’informatique à l’Université...

Bref, quand on a une vision restreinte de ce que serait
l’informatique aujourd’hui, un vision héritée de la constitution
des structures actuelles (en combat contre les mathématiques
dites "appliquées", qui continue à centrer la science
informatique par rapport aux mathématiques) alors on ne doit
pas s’étonner que la société ne s’y retrouve plus et cherche à
produire autre chose.

Ne travaillant pas moi-même sur l’aspect mathématique et formel
de l’informatique, je suis souvent frappé par l’absence de
chercheurs des instituts français dans les conférences ou
séminaires qui attirent mon attention, ou des revues que
j’aurais envie de lire... Et ce n’est pas l’excellence de
l’école française d’informatique théorique qui peut résoudre
cette question.

L’informatique est maintenant un point de référence et de pensée
pour TOUTES les disciplines. Avec l’extension des usages des
réseaux, nous avons non seulement un modèle théorique (une
"représentation du monde") qui influence les pratiques et les
réflexions des autres disciplines, mais nous avons aussi une
"société de l’internet" qui émerge et dont le mode relationnel
(dans les relations inter-individuelles, dans le travail) et la
production implicite ou explicite de concepts sociaux,
juridiques, économiques et philosophiques. Cette appropriation
sociale de l’informatique devient en soi un "sujet d’étude"
autant qu’une opportunité de "recherche-action".

La place centrale du calcul dans la "nouvelle modernité" et
l’apparition de "super-crunchers" qui peuvent réduire la logique
et le "tribunal de la raison", coeur de la modernité des
Lumières, à des corrélations statistiques opérationnelles, va
bien au delà des sciences théorique de l’informatique pour peser
sur les équilibres globaux de la société (par exemple dans la
santé, qui est le deuxième pilier annoncé par M. Cosnard pour
le développement de l’INRIA) et sur les approches éthiques et
philosophiques.

J’ai consacré mon HDR, et la majeure partie de mes travaux à ce
basculement que provoquent le numérique et les réseaux. J’ai
essayé d’introduire dans notre département d’informatique de
l’Université l’enseignement des technologies de l’internet et
les sciences du design ou l’analyse des rapports sociaux et de
la cyberculture.

Est-ce de l’informatique ?

Je crois bien évidemment que c’est l’informatique moderne, et je
pense en conséquence qu’il faut changer les structures de la
recherche, depuis les instituts jusqu’au découpage des
"sections" du CNU, pour adapter la recherche à cette nouvelle
réalité, et non pas éclater le réel entre disciplines ayant
chacune leur inclinaison à sauvegarder ce qu’elles imaginent
constituer leur spécificité plutôt que d’accompagner et
d’éclairer le mouvement global et extrêmement rapide de la
société vers le numérique.

Sans préjuger de ce que fera la nouvelle structure proposée, je
me refuse à défendre un "status quo" qui ne correspond plus aux
réalités. Certes, sans moyens, sans projet et sans fondements,
le nouvel institut est peut être d’ores et déjà mal parti. La
place des sciences humaines, des sciences de l’information et de
la communication, des sciences juridiques et économiques, dans
leurs aspects spécifiques au numérique et aux réseaux, au sein
d’un tel institut reste mal définie, et on peut redouter que la
prise en compte de la multidisciplinarité nécessaire pour un tel
sujet d’étude soit encore repoussée. On peut aussi penser que
l’introduction de l’informatique, comme technique et comme
pratique, au sein des recherches et des enseignements de ces
autres disciplines soit encore balbutiante, et parfois rejetée
par les tenants des structures d’encadrement de ces mêmes
disciplines.

Le travail de définition du cadre théorique et conceptuel
d’un institut vertical réellement adapté à la recherche
sur l’informatique, le numérique et les réseaux reste
certainement très en retrait face aux nécessités comme face aux
travaux menés dans d’autres pays. Cela ne peut nous conduire à
en rejeter la pertinence.

Cette approbation de la dynamique scientifique et intellectuelle
ne peut cependant nous faire oublier que cette réforme annoncée
n’est pas accompagnée d’une déclaration sur les moyens et les
perspectives de recrutement de chercheurs, ce qui pèse
lourdement sur sa crédibilité. Mais nous sommes là sur un autre
terrain, plus général et absolument nécessaire, concernant tous
les secteurs de la recherche.

Nous retrouvons la nécessité de mobiliser les chercheurs, comme
peut le faire SLR ("Sauvons la Recherche"), qui appelle à une
"academic pride" le 27 mai

Mais c’est une autre histoire, qui me semble tellement
nécessaire, que je refuse de la voir confondue et confisquée
par un débat sur le maintien de structures et de conceptions
qui m’apparaissent en décalage avec les évolutions récentes
de la place, et donc de la définition, de l’informatique, du
numérique et des réseaux dans le monde.... et dans la recherche.

Caen, le 22 mai 2008
Hervé Le Crosnier

Maître de conférences en informatique

HDR "Réseau, bibliothèques et documents numériques :
architecture informatique et construction sociale"

Enseignant-chercheur au GREYC, Unité Mixte CNRS
et Université de Caen.

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Posté le 14 juin 2008

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