Ce mercredi 16 juillet, la Commission européenne a mis en place
deux démarches pour modifier les règles sur la propriété
immatérielle :
- un projet de directive pour étendre la durée du monopole sur
les enregistrements. Actuellement de 50 ans après
l’interprétation (concert, ou réalisation d’un disque), elle
pourrait passer à 70 puis 95 ans après la date de l’exécution.
- un livre vert (une série d’analyse et de questions ouvertes au
public) sur l’économie de la connaissance qui vise à revoir
les "exceptions et limitations" telles qu’elles sont inscrites
dans la directive sur "l’harmonisation des droits d’auteur et
des droits voisins"
Sur le second point, la France a déjà tranché en excluant par
la loi dite DADVSI (2 août 2006) la majeure partie des
exceptions (bibliothèques, établissements d’enseignement,
recherche, contenu généré par les usagers,...). Ce qui ne nous
empêche pas de continuer à débattre au niveau européen pour
éviter le rétrécissement régulier du "domaine public" et des
"usages légitimes" des oeuvres.
Sur le premier, il s’agit plus précisément de ce que j’oserai
nommer un texte "idéologique", au sens où la majeure partie des
analyses associées au débat devraient conclure à l’inutilité de
modifier la situation existante... mais qu’idéologiquement, il
faut aujourd’hui aller partout dans le sens d’une extension de
la période de "propriété" et une extension des droits affectés à
cette propriété.... et relativement à une dépréciation du
domaine public.
Le texte de la contribution pour un élargissement des droits des
interprètes est exemplaire. Il pourrait tirer des larmes à une
statut de pierre en mentionnant les artistes ayant jeté toute
leur gourme à 20 ans, et privés des droits de diffusion radio à
70 ans, quand ils sont devenu faibles et dépendants. Puis la
précision chiffrée vient comme un boomerang : "20 % des
interprètes touchent entre 77 % et 89,5 % de tous les revenus
distribués aux interprètes"... autant dire que si l’on retire
les disparu(e)s avant l’heure, les anciens qui peuvent
espérer un revenu ne sont pas légion.
Et quel revenu : "The Commission’s impact study demonstrates
that the proposal would give average performers additional
income to the tune of anything ranging from € 150 to € 2000
per year."
Faut-il en ajouter pour mesurer l’impact économique réel sur les
musiciens ? D’autant que "average", dans une distribution de
type culturel, avec un très fort décalage entre ceux qui
perçoivent les 2000 euros (peu nombreux) et les autres très
nombreux... ne veut pas dire grand chose.
Mais après nous avoir entraîné dans la défense des interprètes,
voici le coeur de l’affaire : l’extension des droits pour les
producteurs et les maisons de disque. Avec l’argument éternel et
jamais vérifié d’un revenu garanti provenant des ex-jeunes qui
jouaient du genou à vingt ans et qui vedettes devenus assurent
aux maisons de disque les moyens de promouvoir les jeunes de
maintenant et leur musique. Or jusqu’à présent, le marché des
oeuvres de plus de 50 ans est faible et marginal d’un point de
vue économique... même Elvis Presley. Mais bon, demain ce sont
les Beatles, Les Stones (62), Johnny (58)...
Côté concurrence, on doit s’interroger : Vivons-nous dans le
même monde que la Commission qui écrit sans rire : "Des études
empiriques ont également montré que le prix des enregistrements
sonores qui ne sont plus couverts par le droit d’auteur n’est
pas inférieur à celui des enregistrements soumis au droit
d’auteur." Il suffit pourtant de faire une étude empirique chez
n’importe quel marchand, notamment dans une grande surface, pour
trouver des enregistrements de jazz, de blues ou des débuts du
rock pour quelques euros. Même Edith Piaf et Léo Ferré pour
leurs premiers enregistrements. Mais évidemment, on trouve
aussi des Charlie Parker au prix d’une nouveauté, ou des
bluesmens des années trente à tarif collector... mais
globalement, un accès à bas prix est plus facile, notamment dans
les compilations, pour les oeuvres de plus de 50 ans.... parce
que justement elles échappent au monopole et peuvent connaître
la "réhabilitation" d’un éditeur-découvreur, ou d’un passionné
collectionneur. Très exactement ce pour quoi le Domaine public
existe.
Donc, un changement qui n’a guère d’incidence économique,
mais une forte charge affective (les vieux musiciens) et
une dimension idéologique profonde : seule la "propriété"
peut traiter la question de la création et de la vie (survie ?)
économique des créateurs.Encore une agression contre le
domaine public de l’information...
Quand donc posera-t-on la question autrement ? En travaillant à
ce que le respect du par la société aux artistes et interprètes
soit organisé dans un flux financier de juste rétribution et de
soutien à la création (le fondement des droits d’auteurs).
Mais les solutions d’une mutualisation de ce type sont écartées
d’avance par la commission euroépenne : "L’option 3a (droit
inaliénable à une rémunération équitable pour les ventes en
ligne) apparaît prometteuse mais prématurée à ce stade. On ne
sait pas très bien qui paierait pour ce droit à rémunération
statutaire supplémentaire et il est difficile d’estimer les
avantages financiers qu’il apporterait."
En d’autres termes, une fois éliminée la question plus souvent
connue sous le terme de "licence légale", et une fois renvoyée à
la gestion de "propriétaires" au travers des "producteurs"... il
ne reste plus qu’à accepter le fil du raisonnement : "pourquoi
les interprètes qui sont si essentiels dans la musique
contemporaine auraient-ils des droits inférieurs aux auteurs".
Oui, effectivement pourquoi ?
Mais au lieu de réfléchir à un nouvel équilibre entre nécessaire
rémunération de la création, et nécessaire accès et usage des
œuvres par le public, y compris pour la circulation et la
ré-édition, les oeillères déjà placées ne visent qu’à conduire
le chariot tout droit dans un chemin (une ornière ?) déjà tracé.
Une "vision tunnel".
Mais au fond, la raison même de cette vision tunnel, de cette
réduction des droits d’auteur à une morale frelatée et la
réduction de la culture à une marchandise comme les autres est à
trouver dans la définition même de "l’économie de la
connaissance" telle qu’elle est portée en première note de
l’autre document publié ce 16 juillet par la Commission
européenne , le livre "le droit d’auteur dans l’économie de la
connaissance".
On y lit : "L’expression « économie de la connaissance » est
généralement utilisée pour désigner une activité
économique qui ne se fonde pas sur des ressources « naturelles »,
comme le sol ou les minéraux, mais sur des ressources
intellectuelles, comme le savoir-faire et les connaissances
spécialisées. Un aspect essentiel du concept d’économie de la
connaissance réside dans la possibilité de considérer la
connaissance et l’éducation comme des biens marchands ou comme
des produits et des services éducatifs et intellectuels pouvant
être exportés avec une grande rentabilité. Il va de soi que
l’importance relative de l’économie de la connaissance est
plus élevée dans les pays qui sont pauvres en ressources
naturelles."
Dès lors, on ne va plus raisonner sur l’intérêt commun de toute
la société (y compris les fractions dynamiques et innovantes du
capital) mais sur un modèle défini de "marchandisation" de
chaque grain de connaissance et de culture. On va "naturaliser"
la "propriété" sur la création et la production de
connaissances, en faire des biens marchands, en liquidant
les autres opportunités de construire une "société de la
connaissance" articulée sur un large domaine public et la
construction d’un bien commun général du savoir.
Car pour cela, il faudrait inventer le nouveau modèle économique
de la gratuité, adapté à l’ère de la connaissance, de son
extension et de sa circulation a travers des réseaux numériques.
Un nouveau modèle qui n’est pas du goût des monopoles actuels,
notamment les grands éditeurs scientifiques dont on sent le
travail de lobbying en sous-main dans le Livre Vert.
Il va falloir réfléchir collectivement pour répondre aux
questions de ces deux projets (livre vert et proposition de
directive) et écrire une autre narration qui parte du respect
aux auteurs, de la nécessité de faire vivre économiquement la
création tout en construisant les conditions d’un bien commun et
d’un domaine public actifs, ouvrant les potentiels d’innovation,
d’égalité dans l’accès à la culture et de transmission sociale
des connaissances et des émotions.
Il est temps en tout cas que les bibliothèques, les enseignants
et les chercheurs fassent valoir les missions qui sont les leurs
pour replacer le débat sur ses pieds : comment réaliser les
promesses du numérique vers une société d’inclusion et de
partage du savoir. La véritable "société de la connaissance".
Caen, le 17 juillet 2008
Hervé Le Crosnier
Voici les liens vers les divers documents originaux, dont il
faudrait reprendre plus précisément l’analyse et établir des
contre-propositions.
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