La libre circulation de l’Art est la garantie de notre liberté

Libre accès éditorial de la lettre de février 2009

Pour Libre Accès, Jérémie Nestel (MACAQ, Radio du Ministère de la Crise du Logement), Bituur Esztreym
(co-fondateur de Musique Libre ! et de dogmazic.net), Eric Aouanès (président de l’association
Musique Libre ! et co-fondateur de la plateforme Dogmazic), Didier Guillon-Cottard (Festival
Artischo) Mathieu Pasquini (gérant et fondateur de la maison d’édition InLibroVeritas).

Un texte repris de la revue Libre Accès de février, et publié sous licence art libre].

Libre Accès (LA) a pour vocation
essentielle d’aider et favoriser la diffusion
des oeuvres de l’esprit, dans la
mesure où est possible leur libre partage
respectueux de la gestion individuelle
des droits d’auteurs.

Libre Accès

123 rue de Tocqueville
75O17 Paris, FRANCE

contact@libreacces.org

La préface de La crise de la culture
d’Hannah Arendt commence par cette
citation d’un poème de René Char : « 
Notre héritage n’est précédé d’aucun
testament »
, faisant référence à son
choix d’entrer en résistance, à la prise
de conscience que l’initiative de lutter
contre la tyrannie restitue au sein de
l’espace public sa liberté.

La circulation des oeuvres de l’esprit
toujours été un enjeu majeur ; les amateurs
du totalitarisme ont une passion
forte pour faire brûler des livres et
imposer les leurs dans l’éducation des
masses. Le hacker Soljenitsyne en a su
quelque chose : la parution de L’Archipel
du Goulag, qui arriva en Europe de
l’Ouest sous la forme d’un microfilm,
est un des premiers exemples de la
valeur que représente la numérisation
des livres pour notre civilisation.

Il reste encore des hommes et des
femmes dans le monde pour qui les
actes de création constituent autant
d’actes de résistances à la tyrannie.
Actes de dignité où écrire, !lmer, peindre,
peut constituer un véritable crime
passible de la peine de mort. Il est important
de garder cette idée présente
à l’esprit et de ne pas oublier qu’Internet
représente rien de moins que de
notre liberté de créer, d’échanger et
de partager.

L’essence et l’avantage d’Internet est
sa décentralisation. C’est l’outil rêvé
de tous les amoureux de la liberté, encyclopédistes
des Lumières, amis de
l’éducation populaire et de l’art, leur
permettant de di"user leurs idées et
les conserver. Bibliothèque-monde de
toutes les cultures, lieu de production
et de circulation des idées, l’art pour
tous accessible, outil égalitaire par excellence,
Internet est un idéal des Lumières.
C’est un espace d’expression,
de réciprocité, de critique et donc de
création.

En termes économiques, il serait
temps de prendre conscience de faits
essentiels qui se dessinent depuis son
apparition :

  • l’ancien modèle des médias était basé sur la diffusion et la
    consommation, tandis que le nouveau
    modèle doit se fonder sur la participation
    et l’expression,
  • l’élément critique de l’an
    cienne chaîne de valeur reposait sur
    la distribution, tandis que la nouvelle
    chaîne de valeur est centrée sur la découverte
  • il faut porter l’attention
    là où l’argent s’est déplacé, là où les
    gens dépensent leur argent. [1]

Ce sont là des données de base, familières
à tout acteur informé de
l’économie numérique. Il est donc
particulièrement inquiétant pour nos
démocraties de constater que des
lobbies étatiques et !nanciers n’ont
de cesse de vouloir contrôler Internet
par des méthodes non seulement arbitraires
et irrationnelles mais également
tout à fait dépassées.

Les arguments justifiant la mise sous
contrôle du réseau se réclament paradoxalement
de la défense de la
culture, alors que c’est justement
elle qui est attaquée, et de raisons
pseudo-économiques, alors que par
essence l’économie numérique refuse
radicalement un contrôle central. Ce
paradoxe a d’ailleurs été brillamment
dénoncé par les situationnistes qui
écrivaient dès 1967 : « la fin de l’histoire
de la culture se manifeste par
deux côtés opposés : le projet de son
dépassement dans l’histoire totale, et
l’organisation de son maintien en tant
qu’objet mort, dans la contemplation
spectaculaire »
.

Ces "objets morts", stars télévisuelles
qui ont l’odeur des icônes des églises
mais sans leur e$cacité, sont mis en
avant pour justi !er tous les abus du
contrôle d’Internet. La mort de notre
liberté est préparée dans une tentative
vaine et pitoyable de conjurer la
mort de l’artiste télévisé.

La loi "Création et Internet" souhaiterait
que l’on installât un logiciel
sur chacun de nos ordinateurs pour
prouver que nous ne sommes pas
des copieurs d’oeuvres numériques
interdites. Absurdité fondamentale :
l’informatique, Internet, sont intrinsèquement
copie, comme le rappelait
Intel Corporation dans son Amicus brief lors du procès MGM vs Grokster.
 [2]

L’argument que la culture est en danger,
servi à satiété, est un mensonge.
La culture foisonne, les créateurs, de
plus en plus nombreux, ne cessent de
créer. Le public a soif d’oeuvres, auxquelles
il accède de plus en plus en
amateur, participant, co-créateur, et
non plus en consommateur. La dissémination
et l’accès de tous et par tous
à la culture, voilà ce qui est en danger.
Et il est déconcertant de voir que c’est
au nom du droit d’auteur, pour défendre
la création, que l’on s’apprête
à faire voter cette loi, liberticide par
excellence.

Plus d’un se retournerait dans sa tombe
lorsque l’on sait que l’un des fondements
du droit d’auteur est d’être incessible
et inaliénable comme le droit
de vote ou la liberté d’expression.
Les comités de censure sont-il en train
d’être remplacés par les Majors à qui le
gouvernement français veut déléguer
des pouvoirs arbitraires de police de
l’Internet, toujours dans la loi "Création
et Internet" ?

Le pouvoir oligopolistique des Majors
renforcé par la puissance publique
pourrait contrôler l’ensemble des diffusions
culturelles par une intégration
verticale anti-économique et anticoncurrentielle
 : "des tuyaux Internet",
des radios, des télévisions, des journaux,
des salles de concert...

C’est donc bien la liberté de l’auteur et
son indépendance qui sont attaquées.
Il n’est guère étonnant que de plus en
plus d’auteurs et d’interprètes voulant
expérimenter d’autres dispositifs de
création quittent la SACEM (dans la
musique), et les circuits classiques de
distribution pour mieux maîtriser leurs
créations. Tout le monde n’est pas un
adepte de la chanson à 2 minutes 30.
La SACEM, influencée par les Majors
ne sait pas rémunérer équitablement
les auteurs passant occasionnellement
sur les radios par exemple, ses
modèles de répartitions étant basés
sur des données partielles accordant
une prime aux plus "gros" di"usés. La
production de la création doit correspondre
au moule marketing de l’industrie
culturelle, ou ne pas exister.

De fait, il y a de plus en plus d’artistes
qui, pour être en accord avec leur
"processus créatif", s’auto-produisent
et s’auto-di"usent via Internet. Pour
protéger leurs oeuvres et garantir le
partage de celles-ci, ils utilisent différentes
licences telles la Licence Art
Libre ou les Creative Commons.

Ils retrouvent ainsi leurs libertés premières
d’auteurs : choisir les possibilités
de modification de leurs oeuvres,
d’utilisation, de collaboration, de
rémunération. Certains auteurs souhaitent
privilégier la di"usion et la
pérennisation de leurs oeuvres, plutôt
que leur rétribution financière. Antoine
Moreau, fondateur de la Licence
Art Libre écrit : « Je crois pouvoir dire
alors que le copyleft participe bien de
ce "récit des rêves ou des visions" qui
va à contre-temps de tout ce qui prétend
dominer le cours de la création.
C’est une liberté intempestive qui ne
se soumet pas à l’injonction de l’actualité
mais envisage un temps élargi,
qui va très loin dans le passé, très loin
dans l’avenir et très profondément
dans le présent »
.

Un musicien qui vient de terminer la
création d’une oeuvre musicale peut
en un clic être écouté d’Afrique en
Asie. Internet o"re aux artistes un
moyen de di"usion inédit auquel les
Majors ne s’étaient pas préparés.
La plupart des plateformes de téléchargement
d’oeuvres sont multilingues.

Il n’est plus rare qu’un artiste qui
ne trouve pas son public localement
le trouve à l’autre bout du monde.
C’est une vraie chance pour les
auteurs, et pour l’humanité. Des groupes
de musique comme Nine Inch
Nails sont en passe de démontrer que
la libre di"usion des oeuvres n’empêche
pas les artistes de trouver des modes
de rémunérations concrets via la
vente de places de concert ou de disques,
avec toute une gamme possible
de services et de produits dérivés.
Il y a bien un imaginaire défaillant dans
les débats actuels sur la rémunération
des auteurs et artistes-interprètes.
Les moines copistes de l’industrie du
DVD tentent d’imposer le même rapport
de force que lors de la naissance
de l’imprimerie, voulant casser une
technologie brisant leur monopole.
Frédéric Bastiat, économiste libéral
français, les décrivit fort bien dans sa
Pétition des Fabricants de Chandelles
geignant contre la concurrence indue
du soleil.

C’est l’auteur/artiste interprète à qui
nous devons garantir une rémunération
et non pas à l’industrie culturelle.
La démocratisation des outils d’autoproduction
et d’autodi"usion dans
tous les Arts (cinématographique,
musical, graphique, etc.) doit être prise
en considération. Il appartient aux
pouvoirs publics de savoir s’ils veulent
soutenir les Majors ou les auteurs.
N’en déplaise aux moines copistes de
l’industrie du DVD et à leurs icônes
télévisées, la création est foisonnante
sur Internet et il est temps qu’elle soit
reconnue.

S’il est fondamental de garantir cette liberté de choix
de diffusion des oeuvres et de leur circulation, nous
devons être capables d’adapter le financement de
l’art à l’heure d’Internet, sachant que sa défense ne
peut être en contradiction avec les valeurs démocratiques
ni avec les technologies actuelles.

Comme
le disait Michel Vivant en 2003 au Colloque de
l’UNESCO "Droit d’auteur et droits voisins dans la société
de l’information"
 : « Il ne s’agit pas de s’incliner
devant le fait. Il s’agit de ne pas nier la réalité. »

La libre circulation de l’Art garantit notre humanité,
le pouvoir de se penser homme, voire humanité. On
a besoin de se connaître à travers les grottes de Lascaux,
dans les ruines de Babel. Antoine Moreau rappelle
 : « Il n’y a pas d’ouvrages de Platon et il n’y en
aura pas. Ce qu’à présent l’on désigne sous ce nom
est de Socrate au temps de sa belle jeunesse. Adieu
et obéis-moi. Aussitôt que auras lu et relu cette
lettre, brûle-la" La notion d’auteur, qui n’existe pas
dans la Grèce Antique ni au Moyen-Âge où l’autorité
émanait des dieux ou de Dieu, apparut. » [3]

Garantir la libre circulation des oeuvres d’Art, avec
comme seul propriétaire, en dernier ressort, l’humanité,
est donc essentiel. Pas de Copyright sur les
oeuvres de Lascaux, mais des amateurs d’Art archéologues
entretenant notre patrimoine.

Le devoir de garantir la circulation de l’Art comme
patrimoine de l’humanité oblige à penser sa préservation.
Pas les salaires mirobolant des icônes télévisés
mais de ceux en premier qui garantissent une
pratique artistique : professeurs d’Art (plastique,
musique, cinéma...), Maisons de la Culture, bibliothèques,
espaces de pratique artistique, cinémas
indépendants, universités... Il s’agit de multiplier les
lieux ou les Artistes et les amateurs d’Art peuvent
créer, échanger, écouter, pour maintenir à chaque
Art les amateurs éclairés qui soutiendront toujours
les Artistes/Auteurs.

Le !nancement de l’Art, (pour les artistes souhaitant
en béné !cier) doit être repensé par les puissances
publiques. Préserver le seul intérêt des Majors,
quand le statut des intermittents est menacé et le
statut des artistes peintres est presque inexistant,
démontre l’abandon de toute politique culturelle
ambitieuse.

Si l’on songe que nous, citoyens, par les impôts,
taxes et redevances que nous payons, sommes
certainement le plus grand producteur culturel
français, comment expliquer que l’on nous dénie
toute participation aux débats en cours, et que l’on
prétende privatiser et nous faire payer des oeuvres
que nous avons déjà !nancées ? Est-il par exemple
normal que l’Education Nationale, selon les accords
sectoriels post-DADVSI, paye 4 millions d’euro par an
pour n’avoir le droit, en ce qui concerne les oeuvres
audiovisuelles, d’utiliser que les chaînes hertziennes
classiques 6 [4] ? Cela doit changer.

C’est en tant qu’amateurs d’Art et citoyens exigeants
que nous devons être comptables des politiques
culturelles et de leur di"usion. Il en va de nos identités
et cultures plurielles, dont il faut empêcher l’uniformisation
par une industrie culturelle qui, de TF1,
à France 2 ou M6, montre les mêmes séries télévisées
et les mêmes discours autistes du Président du
tout nouveau Conseil de la création artistique.
Il incombe de défendre nos libertés concomitantes
d’un accès à l’art pour tous. De ce point de vue, il est
intéressant de noter que les Majors essaient d’imposer,
comme les semenciers de Monsanto, des catalogues
faisant référence à l’exploitation de toutes
cultures exclusifs constitués par l’exploitation, l’appropriation
et l’appauvrissement des cultures. Il y a
donc bien des logiques de domination économique
qui sont à l’oeuvre pour la privatisation des biens
communs, contre lesquelles nous devons résister.
L’aboutissement des projets de Monsanto pour imposer
son "catalogue" doit nous rendre vigilants sur
les tentatives des Majors d’imposer le leur, fait du
même petit nombre d’oeuvres et rééditions formatées
et sans risque.

Il y a un foisonnement d’Auteurs/Artistes talentueux
qui autorisent la di"usion de leurs oeuvres via la Licence
Art Libre et les Creative Commons, plus de 30
000 oeuvres musicales sur la plateforme Dogmazic,
10 000 oeuvres littéraires sur le site de la maison
d’édition InLibroVeritas, et dans le monde, d’après
des estimations minimales, 130 millions d’oeuvres
et documents sous Creative Commons en juin 2008
 [5]. Il est de notre devoir de les soutenir, car ils sont
à l’avant-garde d’un mouvement de résistance, se
livrant à la lutte pour la libre circulation de l’Art et
donc notre liberté.

1. Joi Ito, in : http://confusedofcalcutta.
com/2009/02/01/a-simple-desultory-philippicabout-
copyright/ (toutes références internet citées
en notes consultées le 8 février 2009)
2. Intel Corporation (Amicus Curiae in Support
of Respondents), http://www.copyright.gov/
docs/mgm/intel.pdf ; cité in : Le P2P : à la recherche
d’un équilibre entre les ayants droits et le public par
l’Association Musique-libre.org ; Livre blanc sur le
Peer to peer, 2005, http://www.dogmazic.net/docs/
P2P_livre_blanc.pdf
3. cf. http://fr.wikipedia.org/wiki/Petition_
des_fabricants_de_chandelles
4. cf. :
5. Platon, Oeuvres complètes, tome XIII-I,
Lettres, lettre II, 314b-c, Paris, éd. Les Belles Lettres,
1997, trad.J. Souilhé, p.10-11
6.
7. cf. : http://wiki.creativecommons.org/
Metrics ; à noter la croissance exponentielle : 20M
en 2005, 50M en 2006, 90M en 2007, 130M mi-2008

Copyright Libre Accès Copyleft 2007
Cette publication est libre, vous pouvez la redistribuer
et/ou la modifier selon les termes de la Licence
Art Libre 1.3 (LAL 1.3). Vous trouverez un
exemplaire de cette Licence sur le site Copyleft
Attitude http://artlibre.org

[1Joi Ito, in : http://confusedofcalcutta.
com/2009/02/01/a-simple-desultory-philippicabout-
copyright/ (toutes références internet

[2Respondents), http://www.copyright.gov/
docs/mgm/intel.pdf ; cité in : Le P2P : à la recherche
d’un équilibre entre les ayants droits et le public par
l’Association Musique-libre.org ; Livre blanc sur le
Peer to peer, 2005, http://www.dogmazic.net/docs/
P2P_livre_blanc.pdf

[3Platon, Oeuvres complètes, tome XIII-I,
Lettres, lettre II, 314b-c, Paris, éd. Les Belles Lettres,
1997, trad.J. Souilhé, p.10-11

[4cf. pour une analyse détaillée et chiffrée
de ces accords : http://www.framablog.org/index.
php/post/2008/12/05/oeuvres-protegees-copyright-
et-education-nationale

[5cf. : http://wiki.creativecommons.org/
Metrics ; à noter la croissance exponentielle : 20M
en 2005, 50M en 2006, 90M en 2007, 130M mi-2008

Posté le 13 février 2009 par Michel Briand

licence de l’article : Contacter l’auteur