Quelle relation entre la culture et ses régimes d’échange et de financement ?

Un article repris du Blog de Philippe Aigrain et publié sous contrat Creative Commons by-sa

Hier, l’assemblée nationale débattait des amendements “précédant l’article 1 de la loi HADOPI 2″ et parmi eux de ceux tendant à ouvrir un débat sur la mise en place d’une contribution créative (un paiement forfaitaire par les internautes associé à la liberté de partager hors marché les œuvres numériques) pour la musique. Les députés socialistes qui proposent que tous en débattent l’ont défendue en nombre, chacun(e) avec sa sensibilité ou ses arguments propres. Franck Riester, le rapporteur du projet de loi, y a opposé les mêmes arguments qu’il développe à chaque fois : ce serait contraire au droit européen et international, injuste à l’égard de ceux “qui ne téléchargent pas”, impossible à répartir de façon juste et les sommes collectées seraient insuffisantes puisque non seulement il faudrait compenser les effets actuels du partage de fichiers mais aussi celles qui résulteraient de l’effondrement des ventes numériques face à la reconnaissance d’un droit à “télécharger gratuitement”.

On pourrait sourire de cette obstination à ne jamais prendre en compte les réponses qui ont déjà été données à chacun de ces arguments, notamment dans Internet & Création. On pourrait s’émerveiller de l’épaisseur de la cuirasse qu’il a enfilé pour ignorer les réfutations et obtenir un jour le maroquin qui le récompensera peut-être. Mais tout de même, s’il peut ainsi répéter ces arguments, c’est qu’il y a quelque chose d’important qui n’a pas encore été saisi, parce que cela n’a pas été expliqué de façon suffisamment convaincante. C’est pour cela qu’il faut toujours remercier les Franck Riester de ce monde : ils vous contraignent à faire mieux.

L’écoutant, je crois avoir saisi où le bât blesse. Tout le monde, même ceux qui soutiennent des propositions de synergie entre internet et la création, a accepté un cadre de réflexion profondément erroné sur les relations entre la création et internet. Ce cadre repose sur un raisonnement implicite qui voit dans la création, ses qualités, sa diversité, son public, un donné qui résulterait simplement de l’existence abstraite d’un ensemble de créateurs. En partant de ce donné on pourrait raisonner sur l’économie de sa distribution et sa justice (à l’égard des créateurs et à l’égard des consommateurs). Ce cadre d’analyse est une fiction qui ne le cède en rien à l’idée d’un marché parfait auto-régulateur.

Au contraire, tout montre que les régimes d’échange des œuvres (en particulier les droits du public à cet égard), les formes de financement (auto-investissement des créateurs, investisseurs privés, Etat, crédit d’impôt, mutualisation communautaire, transferts à partir d’autres sources de revenus) et de rémunération (vente de biens culturels, abonnements à des fournisseurs, mutualisation à l’échelle d’une société) déterminent ce qui se crée et le public qui y accède ou en fait usage. Si demain la contribution créative se met en place, dans les formes ambitieuses que j’ai proposées, c’est à dire avec un vrai droit à partager hors marché, une pleine inclusion des nouveaux médias d’internet et des créateurs libres et indépendants, une utilisation des sommes collectées aussi pour le soutien à la création, nous aurons une création différente, un public différent pour chaque oeuvre, et par voie de conséquence des clés de répartition différentes des nouveaux financement mis en place. Lorsqu’on commence à le comprendre, on saisit à la fois pourquoi un tout petit nombre peut le craindre et pourquoi beaucoup peuvent l’espérer.

Ce ne sera pas une révolution. Il y aura toujours des best-sellers et des hits : ils obtiendront une part moins importante de l’attention du public grâce à la capacité des individus à agir comme distributeurs et promoteurs de la culture. Mais cette réduction ne sera pas un effondrement, car nous continuerons à vivre dans un univers dominé par la promotion dans d’autres médias, et les acteurs de la distribution centralisée sauront investir internet pour tenter d’y concentrer l’attention. Ce contrepoids issu des droits de chacun à partager est un instrument clé du futur de la diversité culturelle et du droit à exister d’oeuvres singulières. Si la contribution créative est mise en place, tout le monde utilisera le partage de fiochiers, même la grand-mère à qui sa petite fille fera découvrir ce qu’elle aime. La vente des biens culturels, même ceux qui reposent sur l’information numérique ne s’effondreront pas : depuis quand l’existence de sphères hors marché empêche-t-elle l’économie d’exister ? Faut-il que la radio cesse d’émettre pour que la musique gratuite cesse de concurrencer le téléchargement dit légal ? Si la contribution créative voit le jour, des œuvres comme celles que nous connaissons continueront d’être créées mais d’autres verront aussi le jour, destinées à l’ère du numérique mais porteuses néanmoins de l’histoire des médias précédents. La contribution créative n’est pas là pour résoudre un problème. Elle est là pour configurer la possibilité de ce futur.

Posté le 29 juillet 2009

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