Margot Beauchamps, doctorante à l’université de Paris 1, qui travaille sur les inégalités d’accès aux ressources d’Internet dans les quartiers en politique de la ville, interviendra jeudi dans la session "Qu’entend-on aujourd’hui par e-inclusion ?"
La tendance est de plus en plus de parler d’e-inclusion à la place de fracture numérique. Est-ce que pour toi, ce changement de discours a un sens et rend compte d’une réalité ?
Ce glissement de vocabulaire est le résultat d’une prise de conscience. Le terme de fracture numérique est largement décrié, car il semble inadapté pour rendre compte des multiples manières de se sentir éloigné de la société de l’information. Il suggère une division binaire entre les connectés et les non-connectés et laisse penser qu’il suffit de résoudre la question de l’accès pour passer d’un côté à l’autre de la fracture.
L’adoption du terme d’e-inclusion témoigne d’un changement d’approche dans les politiques publiques numériques des pays du Nord, où, si la question de l’accès au réseau n’est pas résolue pour tout le monde, le défi posé par l’inégale capacité de chacun à tirer le meilleur bénéfice social d’Internet semble plus difficile à relever.
Elle témoigne non seulement d’une plus grande attention aux usages, mais aussi d’un élargissement de la perspective des actions de lutte contre les inégalités d’accès aux ressources d’Internet avec une meilleure prise en compte des dimensions multiples de l’exclusion sociale.
Les politiques de la ville se préoccupent-elles de ces questions aujourd’hui ?
Au niveau national, l’e-inclusion devient une préoccupation qui prend une importance de plus en plus grande, au moins dans les discours : les colloques et journées d’étude organisés par les organismes gouvernementaux sur la question de l’inclusion numérique, notamment dans les quartiers en difficulté, se multiplient. Cependant, ces discours ne se traduisent qu’à la marge en actes.
Au niveau local, on constate une très grande diversité du degré de prise en compte de la question. Un sondage récent réalisé par l’IRDSU (le réseau des acteurs du développement social urbain), montre que les acteurs de la politique de la ville ne saisissent que rarement les enjeux liés à l’inégale accessibilité aux ressources d’Internet et au risque d’exclusion sociale qui peut en découler.
Il apparaît même qu’une grande partie des acteurs du développement social et urbain, notamment dans le secteur associatif, n’ont pas les moyens (en terme d’équipements et de formation) de bénéficier des avantages qu’apporteraient Internet dans leur travail au quotidien auprès des publics en difficulté.
Néanmoins, sur certains territoires, une réelle dynamique d’e-inclusion a été impulsée et irrigue tout un réseau de personnes impliquées dans l’action sociale. Le travail des acteurs brestois sur le quartier de Kérourien, de la maison@ Grigny, en sont des exemples.
Quels sont, selon toi, les axes à développer dans le cadre d’une politique publique ’e-inclusive’ concrète aujourd’hui ?
Les mesures visant à une meilleure inclusion numérique ne peuvent faire l’économie d’une approche globale de la question de l’exclusion sociale. C’est en partant des besoins, des attentes et des envies des publics en difficulté que les actions en faveur de l’inclusion numérique peuvent permettre une réelle appropriation d’Internet et rencontrer les objectifs sociaux qu’elles visent. À mon sens, les politiques publiques doivent se garder de faire peser sur les personnes en difficulté une injonction à l’usage d’Internet qui peut être contre-productive. Il ne faut pas perdre de vue qu’Internet reste un outil qu’il s’agit, dans la démarche d’inclusion numérique, de mettre au service d’une augmentation des capacités de chacun. Il faut s’affranchir de l’idée d’un déterminisme technique qui semble sous-tendre encore une partie des actions de lutte contre la « fracture numérique », idée selon laquelle le dispositif technique, en l’occurrence Internet, orienterait nécessairement les usagers vers des pratiques socialement libératrices. C’est pourquoi il me semble important de travailler à la convergence du travail social et du travail plus spécifique de l’accompagnement aux usages d’Internet. Pour certains publics particulièrement isolés, ce n’est qu’en s’appuyant sur les travailleurs sociaux ayant établi une relation de confiance dans la durée que l’on peut définir des projets individuels ou collectifs utilisant l’ordinateur et Internet comme support. L’expérience montre que l’apprentissage de l’utilisation de l’outil dans le cadre d’un projet défini plaçant l’apprenant dans une démarche active qui donne du sens à la pratique télécommunicationnelle peut être un outil de reconquête de l’estime de soi.
Souligner l’importance de cette convergence entre l’accompagnement des usages d’Internet et l’action sociale ne signifie pas qu’un travail sur des solutions infrastructurelles (réseau de télécommunication et équipements) plus inclusives, visant notamment à réduire le coût d’accès à Internet, sont inutiles. Au contraire, il apparaît que le frein financier reste important pour une partie des personnes éloignées d’Internet. Et pour les personnes à faibles revenus qui surmontent cet obstacle, c’est souvent au prix d’un sacrifice sur d’autres postes de dépenses aussi indispensables.
Ce pan infrastructurel des politiques publiques se décline selon plusieurs axes qui mobilisent des réseaux d’acteurs de milieux très différents à toutes les échelles.
L’implication des acteurs locaux (intercommunalités, communes, régions et acteurs du logement social) peut permettre de mettre en place des solutions de connexion à Internet à tarif social, comme Eric Lamoulen, et Norbert Friant le montreront.
Au niveau national, une réflexion a été lancée pour faire évoluer le service universel des télécommunications. Pour le moment, cette tarification sur critère social, financée par une contribution versée par l’ensemble des opérateurs, ne concerne que le service de téléphonie fixe. Il s’agit de la transformer en un service universel numérique, permettant aux bénéficiaires de ce tarif social d’accéder à une gamme de service en adéquation avec le offres proposées par les opérateurs.
Diverses pistes sont également explorées pour faciliter l’équipement des ménages à faibles revenus.