Reprise d’un article publié par Internet actu
(magazine en ligne sous licence Creative Commons)
La lecture de la semaine, il s’agit de la traduction presque mot à mot d’un article de l’hebdomadaire britannique The Economist, daté du 2 septembre dernier et intitulé “a cyber-house divided” soit “la grande maison virtuelle est divisée”. Il a pour mérite d’apporter quelques réponses à la grande question de savoir si l’internet rassemble ou divise, s’il permet d’effacer les différences sociales et raciales ou, au contraire, s’il les prolonge.
“En 2007, danah boyd, l’ethnographe américaine bien connue, a entendu un adolescent américain décrire MySpace comme “une sorte de ghetto”. A cette époque, Facebook volait des membres à MySpace, mais beaucoup pensaient qu’il ne s’agissait là que d’un effet de mode : une théorie naquit expliquant que les adolescents se lassaient d’un réseau social comme d’une paire de chaussures.
Mais après avoir entendu ce jeune homme, danah boyd a senti qu’il y avait là plus intéressant qu’une simple lubie. En américain, le mot ghetto connote la pauvreté, le côté brut, la noirceur de peau. Elle en tira une conclusion : dans la vie en ligne, les adolescents américains recréaient ce qu’ils connaissaient dans le monde physique à savoir la séparation en classe et en race.
Une génération d’activistes du numérique avait espéré que le web pourrait mettre en relation des groupes que le monde réel séparait. L’internet était censé transcender la couleur de peau, l’identité sociale et les frontières nationales. Mais les recherches ont tendance à montrer que l’internet n’est pas aussi efficace sur ce point. Les gens sont en ligne ce qu’ils sont dans la vie réelle : divisés, et peu enclins à créer des passerelles.
Cet été, danah boyd a entendu parler d’un étudiant brésilien qui, après avoir lu ses travaux, a établi un parallèle. Près de 80% des internautes brésiliens utilisent Orkut, un réseau social possédé par Google. A mesure que l’internet se répand au Brésil et est fréquenté par de nouveaux groupes sociaux, les Brésiliens les plus aisés quittent Orkut pour Facebook. En partie parce qu’ils ont plus d’amis à l’étranger (avec lesquels ils restent en contact via Facebook), en partie par snobisme. Les Brésiliens chics ont créé un nouveau mot orkutificação, ! qui signifie “être orkutisé”. Un lieu “orkutisé” est un lieu rempli d’étrangers, et ouvert à tous. Les Brésiliens sont aujourd’hui les deuxièmes utilisateurs au monde de Twitter, et certains se demandent si ce terrible mot de “orkutisé” finira un jour par définir Twitter.
L’architecture de Facebook facilite la clôture des groupes. Le site utilise par exemple pour suggérer des amis un algorithme qui prend en compte les amis existants. Mais des réseaux plus simples, plus ouverts, permettent aussi une forme d’auto-ségrégation. Sur Twitter, les membres peuvent choisir de suivre qui ils veulent et peuvent former des groupes en intégrant dans leurs messages des mots et des phrases raccourcies qu’on appelle des hashtags. En mai dernier, Martin Wattenberg et Fernanda Viégas, qui font des recherches sur la diffusion de l’information, ont examiné les dix hashtags les plus populaires sur Twitter et ils ont découvert que certains étaient utilisés par des auteurs presque exclusivement noirs, d& ! rsquo ;autres par des auteurs presque exclusivement blancs. Le hashtag #cookout (barbecue) était presque entièrement noir ; le hashtag “oilspill (marée noire) était presque entièrement blanc.
Sur le plan des opinions politiques, les trouvailles des deux chercheurs furent moins désespérantes. Les libéraux et les conservateurs communiquent au moins les uns avec les autres en s’envoyant des vannes. Ils le font en trouvant des hashtags qui leur permettent de s’introduire dans les fils des adversaires. Aujourd’hui, un seul mot dans le discours politique américain n’est pas affecté par ce combat de tag, #npr soit National Public Radio, le tag de la radio publique américaine, qui n’est utilisé que par des libéraux.
Tout ceci plaide pour une réponse prudente à ceux qui clament que les relations numériques abolissent les conflits en rassemblant des gens d’ordinaire méfiants les uns envers les autres. Facebook a ouvert un site du nom de Peace on Facebook (Paix sur Facebook), où il est expliqué comment Facebook peut “participer à la réduction des conflits dans le monde” en faisant se connecter des gens d’origines différentes (l’optimisme est manifestement contagieux : au printemps dernier, un fondateur de Twitter a décrit son service comme “une victoire de l’humanité”).
Le site Peace on Facebook tient un compte des amitiés en ligne qui se nouent chaque jour entre des gens théoriquement rivaux. Le 25 juillet, dernier jour pour lequel on peut consulter les données, il revendiquait la création de 15 000 connexions entre Israéliens et Palestiniens. Mais il faudrait replacer tout cela dans un contexte plus global. Or Facebook ne rend pas public le nombre total d’amitiés dans chaque pays. L’activiste et blogueur Ethan Zuckerman a utilisé des données indépendantes pour estimer que ces liens représentent au maximum entre 1 et 2 % du nombre total des amitiés existantes sur l’ensemble des comptes israéliens et palestiniens. En ! utilisant la même méthode pour la Grèce et la Turquie, il arrive au chiffre de 0,1 %. Voilà qui relativise le rôle des groupes d’amitiés gréco-turques et les groupes dédiés à des musiques ou des films appréciés dans les deux pays… Cependant, ajoute Zuckerman, le partage de liens entre les deux rives de la mer Egée serait beaucoup plus élevé parmi les gens de chacun de ces pays qui font des études à l’étranger (et ont donc les plus grandes chances de devenir les dirigeants de demain). Leur simple existence est un signal fort.
Mais Zuckerman s’inquiète du fait que l’internet serve plus à augmenter les liens à l’intérieur des pays que les liens entre les pays. En utilisant des données provenant de Google, il a regardé la liste des 50 sites d’information les plus visités dans 30 pays. Dans quasiment chaque pays, 95% des informations lues proviennent de sources nationales. Zuckerman pense qu’aujourd’hui encore, les biens et les services voyagent plus loin que les idées, et que l’internet nous permet d’être des “cosmopolites imaginaires” (voir notamment les propos qu’il tenait à ce sujet lors du dernier TED Global, en juillet dernier – vidéo – NDE).
Peace on Facebook livre aussi des données pour l’Inde et le Pakistan. C’est encore plus compliqué de les mettre en contexte. Le Pakistan a pendant un temps interdit Facebook et compte trop peu d’utilisateurs pour que des chiffres, même provenant de sources indépendantes, soient utilisables. John Kelly, le fondateur de Morningside Analytics, une entreprise qui analyse les réseaux sociaux, s’est penché sur les liens entre les blogs et les comptes Twitter en Inde et au Pakistan et a découvert deux noeuds qui relient les deux pays. Les expatriés d’Asie du Sud à Londres qui s’identifient eux-mêmes comme des Desis – des gens du sous-continent – entrent en relation les uns avec les autres et avec leur pays d’origine. Et les fans de cricket des ! deux pays se lient entre eux de manière spontanée.
Kelly pense que les noeuds de l’activité on-line, quand ils traversent les frontières, naissent d’identités préexistantes. La plupart des blogueurs de l’ethnie Baloch, éparpillés dans plusieurs pays (Afghanistan, Turkménistan, Oman…), entrent en relation les uns avec les autres. Les blogs afghans ont des liens avec des ONGs et avec les membres d’institutions américaines, mais sont beaucoup plus nombreux à être en relation avec des sites d’information et de blogs de poésie iraniens. Tout cela n’est en rien une découverte et reflète une réalité ancienne. Mais il y a aussi quelque espoir dans l’examen des données fournies par Morningside. 4 sites rendent compte régulièrement de liens entre les pays : Youtube, Wikipedia, la BBC et, loin derrière,Global Voices Online. Ce dernier site, créé à Harvard en 2005 en grande partie via des fondations américaines, travaille à la création de liens entre des blogueurs de pays différents et à l’identification de ce qu’il appelle des “blogueurs passerelle” : des expatriés et transmetteurs de culture, comme les Desis de Londres, qui aident à expliquer leurs pays les uns aux autres.
Onnik Krikorian, qui est éditeur de Global Voice en Asie centrale, est citoyen britannique, mais porte un nom arménien. Il ne pouvait pas se rendre en Azerbaïdjan et avait du mal à établir des contacts en ligne avec ce pays, avant de se rendre en 2008 à une conférence à Tbilissi et de rencontrer 4 blogueurs Azéris. Ils lui ont donné leurs cartes et il les a retrouvés sur Facebook. A sa surprise, ils ont accepté de devenir son ami. Onnik Krikorian considère désormais Facebook comme la plateforme idéale pour créer des liens. Ces quatre premiers contacts ont permis à d’autres Azéris d’entrer en relation avec lui.
Mais l’internet n’est pas magique, c’est un outil. Quiconque veut s’en servir pour rapprocher les nations doit faire preuve d’initiative et être prêt à voyager physiquement aussi bien que virtuellement. Comme ce fut le cas auparavant avec le télégraphe également salué comme un outil de paix, l’Internet ne fait rien par lui-même.”
Xavier de la Porte
L’émission du 12 septembre 2010 était consacrée à Wikileaks – en compagnie d’Eric Scherer, journaliste à l’AFP, d’Olivier Cimeliere, responsable de la Communication chez Ericsson France et Yves Eudes, reporter au Monde – ainsi qu’au Jeu sérieux avec Florent Maurin, chef de rubrique chezBayardKids et chef de projet R&D pour lemonde.fr, et auteur d’une série sur le sujet (première partie).