Reprise d’un article publié sur le site Owni
magazine de journalisme numérique en creative commons
Quelle nouvelle chose avez-vous apprise dernièrement ? Une langue, un sujet particulier, une compétence physique, artistique ?
D’où l’impulsion vous est-elle venue ? Souci d’arrondir votre pratique professionnelle ? Volonté de développer une nouvelle facette de votre personnalité ?
Une fois l’apprentissage commencé, l’envie est-elle restée ? Avez-vous continué malgré les difficultés -inévitables dans la maîtrise d’une compétence-, ou avez-vous abandonné ?
Pourquoi ?
Ces questions restent non seulement pertinentes, mais sont essentielles, lorsqu’on réfléchit à la maîtrise de compétences dispensées par l’école : comment motiver les élèves ? Comment leur donner, et leur faire conserver l’envie d’apprendre –une question au cœur de la prévention du décrochage scolaire ?
Dans l’article publié par l’OCDE Motivation et émotion : deux piliers de l’apprentissage en classe [pdf], Monique Boekaerts, de l’université de Leyde, lie directement la motivation de l’apprenant à ses émotions : la motivation d’un apprenant à mener à bien une tâche dépend des émotions qu’il associe à la matière. Avoir une affinité naturelle pour le sujet est important, mais ce n’est qu’un point de départ : à cela s’ajoute la perception que l’élève élabore de ses échecs et de ses réussites dans cette matière, tout au long de sa scolarité. Et cette perception, il ne l’élabore pas seul : ses enseignants successifs y contribuent également.
La recherche montre qu’un élève qui a tendance à expliquer un échec par une cause externe -« J’ai raté parce qu’il faisait trop chaud », « On n’avait pas assez de temps » « Je n’avais pas assez travaillé »- est plus susceptible de se remettre de cet échec qu’un élève qui lui impute une cause interne -« J’ai raté parce que je ne comprends pas, parce que je ne suis pas bon. »
Fait intéressant : la recherche montre que l’attribution causale interne est dommageable également lorsqu’il s’agit d’expliquer une réussite [en].
« Le point crucial ne réside pas dans la capacité, mais dans la façon dont vous appréhendez cette capacité »
Carol Dweck [en], professeure de psychologie à l’université de Standford, travaille depuis plusieurs décennies à mettre à jour les caractéristiques mentales associées à l’échec et à la réussite en apprentissage ; ses recherches l’ont amenée à dégager deux types de « mentalité » (« mindset ») selon lesquelles nous interprétons nos capacités : une mentalité fixe (« fixed mindset ») et une mentalité perfectible (« growth mindset »)[en] : « La recherche montre que le point crucial ne réside pas dans la capacité, mais dans la façon dont vous appréhendez cette capacité (…) »
Si vous la voyez comme quelque chose d’inhérent, un « don » (fixed mindset), vous aurez alors tendance à moins y travailler – l’effort, c’est bon pour les gens qui ne sont pas doués ! De là, si vos performances commencent à baisser, vous aurez tendance à ignorer vos erreurs, car à la lumière de cette mentalité, elles menacent non ce que vous faites, mais ce que vous êtes. Pour un élève, une « mentalité fixe » se traduira par l’abandon aux premiers échecs, ainsi qu’une propension à plus tricher aux examens.
Si par contre vous envisagez vos capacités comme quelque chose qui peut être développé (growth mindset ), échouer n’est pas ressenti comme une menace envers votre identité : l’échec est une information qui vous permet de mieux développer des stratégies de réussite.
Dans un article de 1975, qui reste le plus cité de la psychologie contemporaine, Dweck décrit l’expérience [pdf, en] qu’elle a menée dans une classe de primaire, auprès d’élèves présentant une mentalité fixe : « S’ils tombaient sur une série de problèmes de math qu’ils ne pouvaient résoudre, ils ne pouvaient plus non plus résoudre des problèmes qu’ils avaient résolus auparavant, et ce pendant des jours. À travers une série d’exercices, les expérimentateurs entraînèrent la moitié de ces élèves à attribuer leurs échecs à des efforts insuffisants –et à réussir. Le groupe contrôle, quant à lui, ne montra aucune amélioration. (…) Ces résultats, dit Dweck, “appuient totalement l’idée que les attributions (causales) sont une composante-clé de la maîtrise d’une compétence.” » (traduction de l’auteur)
Une des plus émouvantes expériences de l’histoire de l’éducation
À la lumière de ce modèle psychologique, j’ai revisité une expérience qui reste pour moi une des plus émouvantes de l’histoire de l’éducation : celle de Jane Elliott [en]. Au lendemain de l’assassinat de Martin Luther King, Elliott, enseignante d’une petite ville blanche de l’Iowa, décide de donner à ses élèves une leçon de tolérance. Mais comme la tolérance n’est pas une leçon à apprendre, mais un état à ressentir, Elliott décide de faire ressentir à ces enfants blancs ce que c’est d’être catégorisé a priori en fonction d’une caractéristique physique à laquelle vous ne pouvez rien : elle divise sa classe en « yeux bleus » et « yeux marron ». Elle explique à ses jeunes élèves (8-9 ans) qu’on allait jouer au jeu de la discrimination, et qu’aujourd’hui, on allait discriminer les yeux marron : les yeux marron, c’était prouvé, n’étaient pas très intelligents. Et de fait, durant toute la journée, Elliott met en avant, à chaque occasion, les fautes que font les « yeux marron », elle insiste sur leur rôle dans les disputes, si infimes soient-elles. En moins d’une heure, ce qui était au départ une classe harmonieuse se transforma en un microcosme raciste ; les « yeux bleus » affichant tous les indices de la discrimination : arrogance, moqueries, insultes envers leurs amis d’hier.
Le lendemain, Elliott poursuivit l’expérience en inversant les rôles : tout se répéta, cette fois-ci aux dépens des « yeux bleus ». Et finalement, l’enseignante termina l’expérience en revenant, avec sa classe, sur ce que chacun avait éprouvé lorsqu’ils étaient l’objet de la discrimination ; tous exprimèrent, dans leurs mots et leurs gestes, l’intense désarroi ressenti. Cette expérience imprima en eux une réaction viscérale durable contre toute forme de ségrégation.
Durant l’expérience, Elliott remarqua également un changement totalement inattendu : les performances scolaires du groupe discriminé s’effondrèrent.
Si l’on regarde cette expérience selon l’angle « fixed vs growth mindset », Elliot instille clairement chez ses « discriminés » une mentalité fixe vis-à-vis d’eux-mêmes (En ce qui concerne le groupe « valorisé », les choses sont moins claires : de manière intéressante, Elliott se focalise sur la dévalorisation d’un groupe et ne valorise donc qu’indirectement la supériorité intrinsèque de l’autre groupe).
Le plus court chemin vers l’égalité des chances
La leçon de tolérance d’Elliott montre –tout-à-fait incidemment- à quel point l’attitude de l’enseignant vis-à-vis d’un élève peut influer sur les performances scolaires, indépendamment de la qualité du contenu enseigné, puisqu’ici, l’enseignante était la même.
Et au-delà des performances, l’attitude de l’enseignant pèse sur la vision qu’un élève aura de lui-même et sur la lecture qu’il fera du monde.
Dans le quotidien scolaire, cela s’opère en touches subtiles et sans doute largement inconscientes ; le prof choisira-t-il de dire : « Excellente note, tu es vraiment douée ! » ou « Tu as dû vraiment bien travailler ton sujet ! » ? Choisira-t-il de valoriser la performance pure –celle que la note d’interrogation retient exclusivement – ou l’effort envers et contre tout, l’acharnement malgré les déceptions, la recherche de nouvelles stratégies, le fait de choisir volontairement des tâches difficiles, le fait de s’améliorer ?
Nos réflexions trahissent nos valeurs. Et nos valeurs ne nous sont pas forcément conscientes. Pourtant, ces valeurs laisseront une trace tangible sur ceux que nous éduquons.
Plus nous avancerons dans l’intégration des technologies à l’école, et plus le rôle d’enseignant glissera de celui de transmetteur de savoir à celui de facilitateur. Internet donne accès à tout le savoir du monde, mais pour le reste… S’assurer que l’apprenant possède une vision perfectible de soi, un « growth mindset », devrait faire partie du mandat de l’école ; dans une économie de la connaissance, cela est certainement le plus court chemin vers l’égalité des chances.