Mon article a été publié dans la revue expertisée Argus, volume 43, numéro 3, 2015, pages 38-42. Cette revue est publiée par la Corporation des bibliothécaires professionnels du Québec.
Comment le citer : Profitant de la publication de la « Charte mondiale des médias libres » adoptée à Tunis en mars 2015 et de différents événements d’actualité touchant la liberté d’expression, la pratique de la veille sera discutée du point de vue d’une praticienne qui voit son métier sous risque. Nous considérerons notamment les positions de veilleur autonome, du lanceur d’alerte et du chercheur. Des avenues de solutions seront présentées, toutes basées sur l’engagement civique, la solidarité et la coopération. |
La pratique de la veille [1] est étroitement liée à la liberté d’expression puisque son objectif principal est d’enrichir et de faire circuler les connaissances et le sens, notamment à l’aide des médias. Grâce à l’ajout de valeur et de sens dans un monde foisonnant, la pratique de la veille éclaire la prise de décision et au développement des compétences des personnes et des groupes et y contribue. Nous allons discuter en particulier de la veille informelle qui complète de la veille formelle ou institutionnelle et s’en distingue. À l’évidence, le veilleur indépendant ou autonome se place volontairement dans une position d’ouverture, de vigilance et de risque où il est seul imputable comme peut l’être un chercheur ou un journaliste.
La liberté d’expressionRappelons que la liberté d’expression est une liberté fondamentale qui donne à toute personne le droit « à la liberté d’opinion et d’expression, ce qui implique le droit de ne pas être inquiété pour ses opinions et celui de chercher, de recevoir et de répandre, sans considération de frontières, les informations et les idées par quelque moyen d’expression que ce soit ». (ONU, 1948 : article 19). Cette liberté peut être restreinte par certaines conditions telles que l’interdiction d’incitation à la haine ou à la violence contre les personnes physiques ou morales, de diffamation, d’injure, d’atteinte à la propriété intellectuelle, au secret professionnel et au droit à l’image pourvu que chacun ne soit « soumis qu’aux limitations établies par la loi exclusivement en vue d’assurer la reconnaissance et le respect des droits et libertés d’autrui et afin de satisfaire aux justes exigences de la morale, de l’ordre public et du bien-être général dans une société démocratique ». (ONU, 1948 : article 29.). De plus, « […] les mêmes droits dont disposent les individus hors ligne doivent être garantis en ligne. » (ONU, 2012). La liberté d’expression a comme conséquence le droit à la communication, à la liberté de la presse, à la liberté d’association, de réunion, de manifestation pacifique et de pétition. Ainsi, la « Charte mondiale des médias libres » (Forum social mondial, 2015a) actualise la compréhension de la liberté d’expression et de ses effets dans les médias. Notamment, la défense d’Internet comme un bien commun, la mise en place de politiques publiques visant à renforcer les médias libres, l’accès aux technologies libres, la lutte contre la criminalisation des militants et des organisations, la protection des journalistes et autres acteurs de la communication et, enfin, la mobilisation des médias sociaux. Nous savons que tout ne peut être dit ou écrit. La pratique de la veille s’inscrit dans cette suite logique de négociation-tension compliquée par le jugement des acteurs, l’interprétation, voire l’arbitraire, des décisions des parties prenantes. La liberté d’expression en pratique de la veille
Ainsi, la liberté d’expression se manifeste dans la pratique de la veille. Même formelle, une veille ne peut être objective et neutre, car elle est volontaire et sujette à des filtres intentionnels tout au long du processus : la collecte, l’analyse, la sélection et la mise à disposition. Le veilleur repère, définit, catégorise et choisit les besoins de ses lecteurs, les sources d’information, ses outils et les médias qu’il juge pertinents en fonction de la vision institutionnelle ou de ses propres valeurs. L’acte de diffusion va au-delà des mots écrits en ligne ou non. C’est un acte social engagé (Mercier, 2013) qui s’actualise continuellement par la réflexion et la socialisation. Les résultats de la veille ont le potentiel d’émanciper le lecteur, de susciter des débats, de mettre en relations les acteurs sociaux et de présenter les points de vue. La pratique de la veille est dans ce sens transdisciplinaire, c’est-à-dire qu’elle décloisonne les connaissances puis favorise leur transfert. Les activités volontaires et délibérées du veilleur démontrent son courage de dire les choses et par conséquent de possiblement déplaire aux tenants d’idées dominantes (Dupin, 2014). Il peut corriger des erreurs, indiquer les incohérences et exercer son esprit critique. Le veilleur autonome, quant à lui, n’a pas le filet de sécurité que l’institution peut offrir – pensons aux poursuites devant les tribunaux. Celui-ci est dans une position plus risquée d’exclusion. En contrepartie, il est moins contraint par la vision, la stratégie et l’image de marque d’une organisation ou d’un groupe. Les limites à la liberté d’expressionLe veilleur, autonome ou institutionnel, est conscient de sa position risquée. Mais, sa force est de se mettre en relation, d’ajouter de la valeur et de faire circuler le sens. Sa liberté ne s’arrête pas là où commence celle des autres. Il a le pouvoir de l’élargir. Sa liberté est d’interagir et de collaborer avec les autres, de contribuer à leur développement et de les aider à réfléchir. Cette conscience permet au veilleur de pressentir les crises (Dupin, 2014). Différents moyens s’offrent à lui pour faire face à ces situations, par exemple les bonnes pratiques des sciences de l’information, de la recherche (Schiele, 2015) et du journalisme, la participation dans les communautés de pratique et les groupes communautaires ainsi que le dialogue avec ses interlocuteurs. De plus, le veilleur choisit son terrain d’action et sa zone de confort – lorsqu’une stratégie de repli est nécessaire. Il est au fait des différentes cultures de l’écosystème où il œuvre, notamment des cultures organisationnelles telles que celle du secret et de la rétention d’information. Le droit de communiquer qui en découle ne veut pas dire de faire écho à des faussetés ou de ternir des réputations. Au fil du temps, une Nétiquette s’est construite de façon informelle. Elle guide la pratique des blogueurs, des veilleurs et autres utilisateurs de médias sociaux. Dans des listes de vérification, nous retrouvons certaines méthodes telles que la validation et la mention des sources, le respect des licences d’utilisation des contenus et la signature du veilleur (Thot Cursus, 2010, 2011). Les institutions, quant à elles, prescrivent leur propre code de conduite à leurs employés. Le devoir de réserve des fonctionnaires, compte tenu de leur position hiérarchique, est un autre moyen qui garantit la « neutralité, l’impartialité et la sérénité » de l’administration et le respect de sa réputation. Le veilleur institutionnel s’abstient d’exprimer ses opinions personnelles au sujet des questions relatives aux activités de son employeur. Par ailleurs, le veilleur autonome choisira aussi d’exercer une réserve au regard d’employeurs, de commanditaires, d’annonceurs ou de subventionnaires. Enfin, certains veilleurs, autonomes et institutionnels, auront recours à l’autocensure sous la forme du politically correct. La gestion de l’identité numérique (e-réputation) peut aussi avoir un effet semblable à l’autocensure lorsqu’il s’agit, par exemple, d’augmenter son auditoire. L’application de ces limites est en large part empreinte d’incertitude, d’arbitraire et d’interprétation ce qui, parfois, représente des menaces. Les menaces récentes à la liberté d’expressionLe 21e siècle a débuté avec des perturbations, des divulgations et des violences qui ont entre autres la conséquence paradoxale que les gouvernements, d’un côté, se déclarent pour la transparence et, de l’autre, renforcent la protection des renseignements. Dernièrement, le projet de loi C-51 du gouvernement canadien (Canada, 2015) et le projet loi français relatif au renseignement (France, 2015) illustrent la tendance lourde (CJFE, 2015) qui vise à contraindre les messagers – militants, veilleurs, chercheurs, journalistes et lanceurs d’alerte. Les veilleurs qui travaillent dans ou avec une organisation sont souvent les premiers à faire les constats de fautes réelles ou potentielles, par exemple d’activité malhonnête ou illégale, de risque grave pour l’intérêt public, de maltraitance et de corruption. Graduellement, les organisations averties ont mis en place des mécanismes qui encouragent et protègent les lanceurs d’alerte. Le programme international de l’Open Government Partnership, qui est mis de l’avant par l’Open Knowledge Foundation et auquel souscrit le Canada, fournit un guide (2014) qui consacre un chapitre à ce sujet. Les veilleurs peuvent hésiter à agir ainsi, malgré les mécanismes de protection, par crainte que les dénonciations ne soient pas suivies. Ils hésiteront aussi en raison de leur connaissance des cultures organisationnelles qui sont imprégnées de gestes d’intimidation et de harcèlement qui sont propres aux agresseurs, par exemple la loi du silence, le refus à la promotion, l’isolement, la rétrogradation voire même le licenciement. Cela existe, malgré les mécanismes de protection, lorsque les lignes de communication au sein d’une organisation sont bloquées ou inappropriées. La liberté d’expression peut aussi être gravement muselée par des gestes qui visent non pas le messager, mais le message : la censure ou la négation de la liberté de lire ainsi que la poursuite-bâillon (Martel, 2012). C’est un recours violent et à effets très rapides, mais éphémères par opposition à celui de l’éducation populaire qui est plus respectueuse et dont les résultats positifs sont ressentis sur plus long terme. Pour aider les veilleurs à se prémunir de ces inconvénients, le groupe Thot Cursus a publié un dossier intitulé « Liberté d’expression : l’art de la défendre et mode d’emploi » (2011) L’engagement civique, la solidarité et la coopérationDe façon notable, les professionnels de l’information font partie de cette large communauté internationale de veilleurs qui sont fortement interconnectés dans Internet. Ils sont solidaires aux côtés de chercheurs, de journalistes, d’experts en contenu et de militants. Ils connaissent la dynamique de la propagation sociale d’idées. Ils sont tout particulièrement habiles à mobiliser les connaissances par le truchement des médias sociaux : blogues, outils de travail collaboratif, outils de socialisation et autres. Comme utilisateurs des médias sociaux, les professionnels de l’information se démarquent de l’école du marketing. Au lieu de promouvoir le détenteur de contenu et son image, ils s’intéressent aux contenus, aux auteurs, aux lecteurs, aux idées et aux usages. Pour moi, la pratique de la veille satisfait mon besoin de m’exprimer et de m’engager civiquement. Mes filtres reflètent mes quatre valeurs pivots, soit l’autonomie, le partage et la démocratie, renforcées par la quête de pérennité. La qualité des échanges et des dialogues que j’ai avec mes « abonnés » et mes collègues veilleurs démontre l’utilité de mes actes. Ces contacts ne sont pas que virtuels, ils révèlent aussi la nécessité de rencontre en face à face, de mentorat et celle aussi de contribuer aux débats. La pratique de la veille est fondamentalement humaine et engagée. Elle peut se faire tout au long de la vie. |
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