Une interview, par Hélène Mulot publiée dans son blog docpourdoc
Nous avons interrogé Antoine Burret docteur en sociologie qui a soutenu
sa thèse Etude de la configuration en tiers-lieu. La repolitisation par le service en février dernier. Sa recherche porte sur les tiers-lieux. Elle a pour objectif de concevoir le tiers-lieu en tant qu’objet conceptuel identifiable.
« Entre 2001 et 2010, j’ai vécu dans les pays d’Europe du sud-est et travaillé sur le développement culturel des territoires en transitions. En quittant les Balkans j’ai entamé une thèse en sociologie sur les tiers-lieux, sujet qui gouverne l’ensemble de mes activités professionnelles et scientifiques depuis. Outre mon travail de terrain en Suisse, France et Belgique, j’ai co-rédigé le manifeste des tiers-lieux avec la communauté francophone des tilios. En 2015 j’ai publié chez Fyp éditions l’ouvrage « tiers-lieux et plus si affinités » . Après ma thèse, j’explore les étapes permettant d’élaborer une conception politique du tiers-lieu »
Les bibliothèque se rapprochent du concept de troisième lieu notamment depuis le mémoire de Mathilde Servet en 2009.
Pour qu’un tiers-lieu fonctionne il semble qu’il y ait différents critères : un langage commun qui se construit, une responsabilité partagée, des savoirs comme des biens communs, des savoirs d’action. On est loin de la seule image du tiers-lieu comme un espace équipé d’imprimante 3D.
Qu’en est-il de ces concepts tiers-lieu, troisième lieu ? Ont-ils leur place dans nos établissements et nos pratiques de professeur(e)s documentalistes ?
Tiers-lieux, troisième lieux. Pouvez-vous définir ces deux concepts en quelques mots ? Les distinguez-vous ?
Il y a une confusion entre ces termes due, il me semble, à un problème de traduction. Le troisième lieu est ce « third place » du sociologue américain Ray Oldenburg. Concept un peu gadget d’une trialectique entre le lieu de l’intime et le lieu de l’activité professionnelle. En le traduisant, certains (notamment dans le milieu des bibliothèques et du coworking) ont formulé l’expression de tiers-lieu et ont, en cela, exacerbé tout un imaginaire engageant. Le tiers-lieu est ce terme obscur dont on retrouve trace dès le 16e siècle et jusqu’à aujourd’hui chez les philosophes, les poètes, les linguistes, les sociologues, sans pour autant avoir été défini. En le travaillant de près, on s’aperçoit cependant qu’il désigne un ensemble spécifique d’interrelations et d’interdépendances entre personnes, ce que Norbert Elias (sociologue allemand) appelle une configuration. L’usage du terme « tiers » n’y est pas pour rien. Le tiers (terme qui n’est pas traduisible) est médiateur, sa fonction est en quelque sorte de lier les personnes malgré ou par leurs antagonismes, d’unifier un ensemble hétérogène dans un récit commun. Le tiers-lieu peut dès lors être compris comme la situation où se construit un récit commun.
Lors de la soutenance de votre thèse, il y a quelques semaines, vous avez, Antoine, défini le tiers-lieu comme « une configuration sociale où la rencontre entre des entités individuées engage intentionnellement à la conception d’une représentation commune ». Vous dépassez donc la conception par l’entrée d’un lieu physique pour vous centrer plutôt sur les liens sociaux ?
Le tiers-lieu désigne à la fois une configuration sociale et le service qui permet l’apparition de cette configuration sociale. On se retrouve dans une dichotomie proche de celle posée par l’espace public qui est également à la fois configuration sociale et structure urbaine. Le concept d’espace public se comprend pour faire simple comme la réunion de personnes privées assemblées en un public. Des structures urbaines et des situations ont été conçues pour permettre la réunion de personnes hétérogènes en un même endroit. Le tiers-lieu quant à lui dépasse de la simple réunion. Les personnes s’engagent dans un travail de conception en commun. C’est ce que l’on retrouve aussi bien dans les salons littéraires et les bistrots du 18ème siècle où la mise en discussion prolongée des jugements individuels a abouti à un équilibre stable formulé en dogme, en lois, en école de pensée ou en mouvement artistique. C’est le cas également avec les espaces de coworking, les fablabs, les hackerspaces et les biohackerspaces, etc. où la réunion de personnes qui n’ont pas relation unitaire ni de lien de subordination débouche sur des supports (écrits, des œuvres plastiques, des services, informatiques, des plans techniques, des technologies, des modèles, des formats, des codes) communs dans le sens où chacune des personnes est prête à en répondre personnellement devant ses semblables.
Est-ce que vous faites le lien entre cette approche et l’évolution de la définition des Communs qui se fait non plus par l’entrée de la ressource, mais par l’activité humaine (qui permet à une communauté de se structurer pour préserver une ressource) ?
Bien sûr. Ce qui différencie le tiers-lieu de l’espace public, c’est un dépassement de la discussion et de la revendication. Dans le tiers-lieu il y a un engagement vers la conception de différents supports digitaux notamment et bien plus largement des objets, des organisations, des techniques, des systèmes abstraits, des réglementations ou des dispositifs, etc. Tous les supports sont envisageables, dans le tiers-lieu, mais ils ont cependant la spécificité d’être gouvernés comme des communs. C’est-à-dire qu’ils sont à la responsabilité des entités individuées qui se sont engagées intentionnellement sur ces supports ; Que sont ces entités qui définissent elles-mêmes « les règles, les normes et les sanctions » qui ordonnent la représentation qu’ils ont conçue. En ce qui concerne les supports digitaux cela se traduit par la préemption d’un acte juridique garantissant à l’émetteur d’une information que la reproduction de celle-ci se fera selon les conditions qu’il a lui-même dictées. Ce sont les fameuses licences libres garantes de certaines libertés (utiliser, modifier, étudier, reproduire). J’aime à voir ces licences comme la traduction de valeurs morales (telles que l’inaliénabilité du savoir) en valeur juridique.
Identifiez-vous des raisons à ce glissement vers la mise en valeur de ces capacités d’interactions humaines ?
Ce glissement n’est pas récent. J’irai même jusqu’à dire qu’il est aux fondements de notre régime républicain comme le démontre Habermas dans sa trop courte description des structures sociales de la sphère publique. Ce qui évolue, c’est la teneur de ces interactions. Pour faire court, dans les bistrots ou les salons littéraires, la critique - en tant que libre examen de la raison sur un objet ou sur un sujet - s’exprimait de manière discursive par la libre expression et la publicité de sa pensée. Ce que l’on s’aperçoit au travers des tiers-lieux dans leurs expressions contemporaines, c’est que les habitudes critiques dépassent la discussion, dépassent même l’action chère à Arendt et se dirige vers la fabrication (la poïétique). Dans les tiers-lieux l’expression d’une critique passe par la conception d’un support, quelle qu’il soit, engendrant un mouvement transformateur de la part de celui qui en aura l’usage. C’est ce mouvement que j’appelle un service et qui peut être gratuit, réciproque ou échangé. C’est une manière très originale d’obtenir une transformation sociétale. Désirer une transformation du système financier, ne passe plus seulement par la revendication attentiste d’une action politicienne, mais par la conception d’un service financier distribué utilisant certaines technologies. En concevant ce service, l’ambition est de générer un standard comportemental concurrençant, voire dépassant, la norme actuelle. Ce qui est intéressant, c’est que, comme le démontre très bien la science des services, un service notamment digital, se conçoit et se construit nécessairement par la congruence de plusieurs domaines, disciplines, usages et responsabilités. Et c’est pourquoi les coworkings, fablabs et autres hackers, markers, bio hacker-spaces sont amenés à jouer un rôle prépondérant dans la reconfiguration de nos sociétés.
« La rencontre entre entités individuées est la première caractéristique du tiers-lieu » dites-vous. Quelle est la place de l’engagement (votre 2e élément de caractérisation) dans les tiers-lieux ? Comment définissez-vous l’engagement intentionnel dont vous parlez ?
Lorsque je parle d’engagement intentionnel, je n’évoque pas nécessairement un engagement politique. Je voulais pointer du doigt le fait que, dans la configuration en tiers-lieu, les entités ne sont pas liées au préalable. En somme, il n’existe pas de contrat formel entre eux comme peut l’être un contrat salarié. Certains peuvent être liés en amont bien sûr, mais l’enjeu est qu’il n’y ait pas de cadre autoritaire. Chacun (personne ou organisation) s’engage dans le tiers-lieu parce qu’il a l’intime conviction que cela sert une stratégie individuelle et non parce qu’il en a une quelconque obligation. L’engagement intentionnel implique ainsi que cette rencontre invite à prendre délibérément et conjointement ensemble une certaine trajectoire d’action. Il y a donc une activité de négociation entre les entités engagées conjointement. Une négociation afin de convenir de la trajectoire d’action. La suite de la définition précisant que la trajectoire d’action mène à la conception d’une représentation commune, on peut donc convenir que cette négociation se fait par consensus. Certains ont évoqué l’étude de la configuration en tiers-lieu comme un travail sur le design de consensus. Cette idée me réjouit autant qu’elle me stimule.
Sur un plan personnel, au niveau de la méthodologie pour votre recherche, vous avez choisi d’avoir vous-même une posture d’investigation engagée. En quoi était-ce important ?
Déjà, je suis allé dans les tiers-lieux par besoin. Ensuite, la posture adoptée est née d’une contrainte imposée par le contexte. Mon terrain étant ce qu’il est, la simple observation participante du sociologue a de suite été rejetée ! On m’a imposé de contribuer. L’enjeu était tel que je ne pouvais expliquer ma présence permanente et parfois indiscrète par une volonté de description précise. Pour être tout à fait honnête cette attitude a été totalement rejetée voire moquée. J’ai donc été obligé d’intervenir sur mon objet de recherche et de travailler avec les autres personnes. J’ai fait le concierge bien sûr, mais mes compétences ont surtout servi à la documentation dans les tiers-lieux et à la publicité des discours. C’est devenue en fait une opportunité me permettant d’élaborer une approche disciplinaire en parfaite correspondance avec mon propos. L’un des rapporteurs de ma thèse à utiliser la formule de « participation observante » pour caractériser mon approche. Au-delà du pied de nez, j’aime bien.
La dernière caractéristique que vous relevez est celle de « la conception d’une représentation commune ». Autrement dit, vous mettez en lumière la part de ce qui relève de l’interpersonnel dans un ensemble plus large, celui du collectif. Comment s’articulent les deux ?
Il est ici question de la manière dont des personnes qui ne sont pas liées entre elles parviennent par différentes stratégies (notamment la conversation et la sociabilité) à une même pensée, j’allais dire à une même idéologie. Dans les tiers-lieux que j’ai observés, cela passe par le travail commun sur un même objet. Pour être précis, cela passe par la conception de service. J’ai identifié trois régimes de conception où s’articulent individus et collectifs. Le travail de conception peut être à l’origine d’un entrepreneur unique (dans le sens de celui qui entre-prend quelque chose) ; de plusieurs entrepreneurs qui s’associent intentionnellement et selon différentes conditions ; d’une ou plusieurs unités institutionnelles qui s’associent intentionnellement et selon différentes conditions.
Antoine, si j’élargis la focale à l’École et aux élèves que nous recevons dans nos CDI, comment pensez-vous que nous puissions prendre en compte cette dimension d’investigation engagée ? Pensez-vous que le concept de tiers-lieu soit opérationnel ?
Dans ma thèse, je pose la question de savoir si les établissements scolaires, tout comme les établissements carcéraux peuvent être des tiers-lieux. En l’état, la réponse est clairement non.
La nature des interactions entre les entités est de l’ordre de la subordination. Les écoliers sont subordonnés, ils sont placés sous leurs ordres ou leur responsabilité, et quand bien même il n’y a pas de relation hiérarchique à proprement parler et les enseignants sont subordonnées à l’administration encadrante. En second, les règles inscrites et énoncées au préalable qui gouvernent les établissements scolaires ne peuvent pas être dépassées sous peine de sanctions. Elles peuvent être discutées, mais leur remise en cause effective peut être envisagée comme de l’insubordination et donc être susceptible de sanction. Troisièmement, la conception de la représentation commune provient d’une obligation extérieure. Un établissement scolaire ne relève pas de l’activité de chacun ni de leur responsabilité, mais est contraint de manière unilatérale par une entité extérieure, ici les institutions d’État. Donc, malgré des caractéristiques proches, en l’état les écoles ne sont pas des tiers-lieux. Doivent-ils l’être ? Je n’en suis pas sûr. Par contre, il est urgent de faire des tiers-lieux pour concevoir l’école de demain. C’est dans ce cadre que le concept est pleinement opérationnel.
Voir page 35 de la thèse.
Vous avez mis en lumière des invariants pour ces tiers-lieux. Si l’école ne peut pas être un tiers-lieux en tant que telle, certains espaces dédiés ne peuvent-ils pas le devenir tout de même ? Je pense à nos CDI ou aux collègues qui travaillent autour de makerspaces par exemple ?
Les universités aussi travaillent à implanter des fablabs ou d’autres services du genre dans leur unité. Est-ce que mettre en accès trois machines et trois bureaux pour des étudiants ou des collégiens fait un tiers-lieu ? Je ne crois pas. Pour qu’il y ait tiers-lieux il faut que des singularités hétérogènes puissent déjà se rencontrer et à ma connaissance ce n’est pas possible dans un collège qui naturellement a un accès restreint. Par contre, il est tout à fait envisageable que sur certains temps dédiés, les situations de rencontre propres au tiers-lieux se tiennent dans des écoles. À partir du moment où l’on envisage le tiers-lieu comme une situation de rencontre particulière, il peut être déployé là où les circonstances l’exigent. C’est d’ailleurs ce qui fait du tiers-lieu un objet tout à fait subversif.
Dans les tiers-lieux semblent se développer des capacités pour « faire » et « agir », capacités illustrées lorsque vous dites « Pour imposer leur pensée, les entités conçoivent et fabriquent quelque chose ». Avez-vous identifié ces capacités ? Pouvez-vous préciser le lien que vous voyez là entre action et pensée ? Pensez-vous qu’il y ait là quelque chose de transférable à l’école ?
Votre question m’évoque deux choses. La première est une dimension capacitante (au sens des capabilities de Amartya Sen) dans l’usage du tiers-lieu pour ses activités professionnelles. Le travail s’envisage à l’opposé d’une certaine tradition observatrice du travail comme une contrainte et dont l’intérêt majeur réside dans le salaire perçu. Il intègre les activités (comme d’autres activités humaines) dont l’horizon est l’accomplissement de soi, une réalisation personnelle, un potentiel d’épanouissement et la reconnaissance (dans le sens donnée par Axel Honneth). En bref, une activité à laquelle les personnes accordent de la valeur qualitative.
Deuxièmement, on s’aperçoit (même si cela demanderait une étude plus rigoureuse) que les raisonnements qui se forgent dans l’intimité se consolident par la rencontre des personnes dans le tiers-lieu et sont intégrés dès le travail de conception Que ce soit un ustensile, un programme informatique et bien plus largement un objet, un code , une organisation, un format, un système abstrait ou un dispositif. Le raisonnement est dans le design de l’œuvre. Il y a nécessairement quelque chose de transférable avec l’école ne serait-ce que la formation de raisonnements et leur tangibilisation au travers de la fabrication d’œuvre dont les usages placent artificiellement les personnes usagères dans des positions qui répondent au raisonnement.
Dans la dernière partie de votre thèse vous évoquez la problématique de la configuration et du design d’un lieu. C’est une question qui nous intéresse beaucoup en tant que professeur (e) s documentalistes, gestionnaires d’un lieu. Comment faire en sorte que ce lieu prennent en compte différents paramètres tels que l’accès aux savoirs et à la culture, la convivialité, le bien être mais aussi l’expression de soi ? Nous sommes quelques-un(e )s à développer des temps de performance, des temps éphémères, des évènements ponctuels permettant l’expression de la créativité et de la responsabilité des élèves. Qu’en pensez-vous ?
Faites un tiers-lieu. Concevez une situation où des personnes physiques et morales, nécessairement hétérogènes et non affiliées, s’engagent volontairement dans le design d’une réponse (au sens de conception) dont chacun est prêt à répondre personnellement devant ses semblables. Et puis documentez l’expérience et les résultats de l’expérience pour que vos successeurs n’aient pas à réinventer la roue.