Un article qui reprend quatre contributions à la concertation autour d’une « Stratégie nationale pour un numérique inclusif »
Quatre ans après la publication du Rapport "Citoyens d’une société numérique : pour une nouvelle politique d’inclusion" (octobre 2013) du Conseil National du Numérique (CN Num)coordonné par Valérie Peugeot, peu de propositions ont été mises en œuvre. Au delà de l’implication remarquable de milliers de médiateurs numériques dans les espaces publics numériques, les bibliothèques, les associations et dans quelques trop rares collectivités, nous en sommes encore aujourd’hui à une politique publique émiettée au gré d’actions locales et nombre de questions soulevées à l’époque n’ont fait que se renforcer :
- le besoin d’une médiation numérique qui couvre l’ensemble des territoires et en proximité s’accroît au fur et à mesure de la mise en place des dématérialisations et devient un besoin criant pour des millions de personnes ;
- les travailleurs sociaux peu formés aux médiations numériques sont aujourd’hui massivement confrontés à l’exclusion de celles et ceux qui sont peu à l’aise avec l’écrit, l’écran et les procédures en ligne (voir par exemple à ce sujet l’étude "Les connexions solidaires d’Emmaüs Connect » publiée aux presses de l’ENSSIB) ;
- tous les référentiels de compétences rendent compte de l’importance d’une littératie numérique qui outille pour comprendre, créer, et avoir un esprit critique, d’autant plus que le « côté poison » des réseaux sociaux (voir l’analyse de Bernard Stiegler « Internet n’est pas neutre, Internet est un pharmakon) se développe avec la prolifération des fausses nouvelles et l’accaparement des données personnelles ;
- l’intégration rapide des traitements automatisés, le développement de formes de travail digital demandé à l’usager, la mis en œuvre d’algorithmes utilisant de grandes bases de données, transforment profondément de nombreux métiers et nécessitent de renforcer un pouvoir d’agir de chacun dans sa vie professionnelle.
Aussi la mise en place de la concertation autour d’une « Stratégie nationale pour un numérique inclusif » est l’occasion de remettre d’actualité ce chantier d’un accompagnement sociale des transformations de la société par nos usages des outils numériques. La contribution qui suit met l’accent sur 4 propositions concrètes : [1]
1 Que chaque service public local prenne sa part, pour un ancrage de proximité au plus près des habitants
2 Accompagner les travailleurs sociaux confrontés à la dématérialisation des services publics
3 Se former en mutualisant nos pratique, en réalisant des guides collaboratifs
4 Co-construire un état des lieux des médiations, commun du territoire.
Les voici présentées :
1 Que chaque service public local prenne sa part, pour un ancrage de proximité au plus près des habitants
La mise en place des "papis" (point d’accès publics à internet) à Brest, dans de nombreux lieux qui accueillent du public depuis 20 ans a permis une réappropriation de la médiation numérique par la plupart des acteurs associatifs. Depuis 10 ans tous les équipements de quartier (Maisons Pour Tous, centre sociaux, patronages laïques, mairies et bibliothèques de quartier...) et les associations qui accueillent des publics particuliers sont ainsi acteurs de la médiation numérique.
Au fil des années le réseau s’est élargi (comptant aujourd’hui une centaine de lieux) et a évolué vers une prise en compte de plus en plus marquée des personnes en difficulté sociale, comme en rend compte la dernière enquête réalisée (2013).
Aujourd’hui, en complément des espaces publics existants et qui conservent toute leur utilité sociale la dématérialisation croissante des services publics pose un nouveau défi : celui de la médiation numérique portée par les services publics eux-mêmes.
Comment faire en sorte que l’usage du numérique rendu obligatoire à Pôle emploi, pour le RSA et dans plus en plus de démarches ne laisse pas côté les 10 à 20 % de la population peu à l’aise avec l’écran et le numérique ?
Comment, chaque service public (CAF, SS, impôts, pôle emploi, CCAS, hôpital, école, collège lycée ..) s’implique pour prendre sa part des médiations de plus en plus indispensables au fur et à mesure que le numérique s’impose dans les usages et les services ?
L’expérience des "papis" nous a appris
- l’efficience d’une démarche accompagnée qui invite à... découvrir, apprendre, expérimenter, se mettre en réseau... au rythme de chacun.e ;
le temps long où il a fallu 10 ans pour le dernier équipent de quartier soit labellisé papi ; - l’importance d’un donner à voir qui favorise la diffusion où toutes les initiatives et tous les projets soutenus par la ville sont publiés ;
- l’utilité d’ateliers abondants où toute demande de formation peut être entendue (un atelier par semaine ce n’est que 0,2 équivalent temps plein) ;
- l’intérêt d’une attention qui accompagne les initiatives tel ce dispositif intergénération où des jeunes en difficulté scolaire du dispositif relais deviennent professeurs pour des personnes très âgées d’une résidence par un appel à projet qui soutient TOUS les projets présentés.
Aujourd’hui il nous faut
- interpeller chaque service public pour qu’il apprenne et apporte des réponses en marchant, sans attendre des directives nationales ;
(par exemple comment le collège qui utilise un carnet de correspondance numérique accompagne les familles monoparentales éloignées du numérique ? ) - coordonner les initiatives du territoire pour qu’elles diffusent progressivement par le partage d’expériences ;
- accompagner la transformation les métiers des acteurs des services publics, pour qu’ils deviennent acteurs des médiations numériques.
Une vingtaine d’années de papis et d’internet à 1€ par mois dans les quartiers politiques de la ville nous ont montré que l’accompagnement en grande proximité n’était pas plus coûteux qu’un dispositif spécialisé tel une cyberbase.
Il nous faut inventer ce temps des médiations avec et par les acteurs des services public, en réseau avec les espaces publics numériques du territoire.
Une première étape pourrait être pour chaque territoire d’établir un état des lieux des médiations numériques :
quels EPN ?
quelles médiations au sein de chaque service public ?
quelles actions privées (ex : Orange ..) ?
Puis dans une démarche contributive d’élaborer un plan d’actions d’une e-inclusion soucieuse du pouvoir d’agir et d’en co-évaluer le suivi à échéance régulière.
2 Accompagner les travailleurs sociaux confrontés à la dématérialisation des services publics
Le rapport du CN Num "Citoyens d’une société numérique : pour une nouvelle politique d’inclusion" (octobre 2013) avait alerté sur l’enjeu d’une formation des travailleurs sociaux aux transformations du numérique. La réalité a vite rattrapé cette alerte. Plusieurs études dont "Les connexions solidaires d’Emmaüs Connect, De l’enquête anthropologique aux interfaces inclusives", publiée aux presses de l’ENSSIB en 2017, montrent l’impact croisant de la dématérialisation de services publics dans le travail quotidien de dizaines de milliers de travailleurs sociaux. La dématérialisation est devenue une préoccupation croissante pour les travailleurs sociaux confrontés aux difficultés de personnes éloignées des écrans et du numérique face au passage obligé par le numérique pour le RSA, pôle emploi et de plus en plus de services publics.
Face à l’ampleur des difficultés qui impactent le travail quotidien des travailleurs sociaux et les amène souvent à "faire à la place de ", il est urgent de mettre en place une politique publique qui les accompagne dans cette transformation subie de leur métier.
Lorsqu’il s’agit de préparer la fermeture d’une centrale à charbon ou d’une centrale nucléaire, des dispositifs se mettent en place des années à l’avance pour accompagner l’évolution des métiers.
Pour ce qui est de la dématérialisation, la transformation est déjà engagée et elle touche directement plusieurs millions de personnes en difficulté avec le numérique.
Faute de dispositif de médiation mis en place pour le moment au sein même de chaque service public local, ce sont les travailleurs sociaux qui sont confrontés aux difficultés des personnes, et aux situations de non recours aux droits.
Il est urgent d’ébaucher plusieurs axes de réponses qui allie le local et le global :
- associer en amont des travailleurs sociaux dans l’élaboration des procédures de dématérialisation pour réduire les difficultés d’accès et d’usage dans démarche de co-design
- préparer à cette médiation dans les écoles de formation : référentiels de compétences, contenus de formations mutualisés, volume horaire dégagé, mise en situations
- intégrer ces contenus dans la formation continue des personnels en activité en dégageant du temps pour le suivi de formations hybrides ;
- mettre en place des ateliers pour accompagner les travailleurs sociaux en impliquant les services publics locaux et les EPN
- élaborer des schémas d’intervention par territoire pour la prise en compte de ces médiations à la dématérialisation, articulés avec le réseau des médiations existant (EPN..)
- prendre en compte ces médiations dans l’état des lieux par territoire de l’e-inclusion (cf. supra) ;
- proposer à l’issue d’un appel d’offre des modules de formation ré-utilisables (sous licence creative commons) tant pour les travailleurs sociaux que pour le acteurs des médiations numériques (comme cela avait été fait par la DUI pour la formation des acteurs de l’accès public accompagné)
- mutualiser les pratiques professionnelles et accompagner l’émergence de réseaux d’acteurs professionnels des médiations à la dématérialisation
- sensibiliser chaque service public local à ses responsabilités pour qu’il prenne sa part dans ce chantier dont les besoins vont s’amplifier au fil des dématérialisations à venir
- soutenir des dispositifs qui facilite une prise en charge partagée (ex : dispositif des chèques APTIC de la Mednum, partenariats locaux ..)
Ce ne sont ici que quelques pistes rapidement ébauchées, mais l’ampleur de la question nécessite une implication forte sur ce sujet si on ne veut pas que les économies de service des procédures de dématérialisation n’aggrave des situations professionnelles des travailleurs sociaux déjà bien difficiles et par ricochet, ne laisse se développer un accès aux services qui exclue les personnes les plus fragiles socialement.
3 Se former en mutualisant nos pratique, en réalisant des guides collaboratifs
Acteur de la médiation numérique comme élu local j’ai eu l’occasion d’animer deux collections de guides co-produits en écriture collaborative : la collection des guides de l’Observatoire des Télécom dans la ville au début des années 2000 puis la collection des guides de l’association Créatif.
La démarche d’écriture collaborative est bien adaptée à un réseau ouvert de pratiques en évolution comme c’est le cas des métiers de la médiation numérique.
La méthodologie suivie a été la même dans ces deux collections :
A partir d’une problématique jugée importante et en émergence (cela pourrait être par exemple la médiation aux services publics dématérialisés, l’accompagnement des travailleurs sociaux (cf. supra), une première réunion permet de collecter un état des lieux d’initiatives.
Une écriture collaborative permet de les documenter à minima et sert de matériau pour une seconde réunion.
Il s’agit alors de discuter du contenu du guide : questions essentielles, enjeux, conseils, écueils à éviter, outils etc .. qui s’appuieront sur les initiatives préalablement retenus.
C’est donc un travail qui élabore des contenus tout en documentant les exemples d’appui. Ce contenu est mis en débat lors d’une rencontre associant les parties prenantes (dont les porteurs d’initiatives) pour valider propositions et argumentations. Ce type de démarche pourrai être utile pour outiller les acteurs de la médiation numérique sur les thèmes qui émergent au cours de cette concertation.
Pour ma part j’en citerai quelques uns :
réaliser un diagnostic territorial (population concernée, dispositifs existants, manques... Cf. infra)
médiations numériques par les acteurs des services publics dématérialisés
l’accompagnement des travailleurs sociaux dans la médiation numérique
médiations numériques et développement des communs de la connaissance
médiation numériques en accompagnement de l’auto formation
médiations numériques et tiers lieux pour faciliter l’entreprenariat et la transformation des métiers
...ce ne sont pas les sujets qui manquent !
Et impliquer les acteurs dans la co-écriture crée du lien et fait réseau !
4 Co-construire un état des lieux des médiations, commun du territoire
Un état des lieux en attention
Établir un état des lieux des médiations numériques permet de prendre en compte la questions des usages et des personnes laissées de côté. Cette démarche repose sur une attitude d’attention aux initiatives, qui regarde la diversité des médiations sur un territoire : espaces publics numériques mais aussi médiathèques, associations d’insertions, accompagnement social, acteurs du libre, acteurs privés, équipements de quartier, club de personnes âgées, projets autour des cultures numériques, des transitions, tiers lieux ... c’est toute une palette de médiations qui maillent un territoire. Un état des lieux est essentiel pour nommer toutes ces médiations, identifier les manques et leur permettre d’échanger, parce que les acteurs ne se croisent pas spontanément.
Une démarche contributive en co-construction
A côté des démarches que nous avons connues pour les schémas directeurs du haut débit, il ne semble pas pertinent pour les médiations numériques de transposer sur un mode descendant un schéma type répété (et souvent revendu en grande partie plusieurs fois d’un territoire à l’autre).
Si nous avons pour objectif de créer et d’amplifier une dynamique qui ne laisse personne de côté, il nous faut dans cette démarche impliquer les acteurs. Aussi bien ceux et celles qui sont déjà acteurs de la médiation numérique, mais aussi celles et ceux qui dans les services publics, par exemple, n’ont pas encore développé de médiation. Un état des lieux, c’est aussi nommer ces creux.
Aussi une démarche de co-construction me semble un élément majeur d’une démarche d’état des lieux. Bien sûr un acteur du territoire, un service municipal, une équipe universitaire, un consultant peut le piloter, mais à condition que ce soit dans une démarche d’animation et non pas d’écriture "à la place" des acteurs concernés.
Être en attention mais aussi donner à voir !
A l’école nous avons appris à cacher notre copie, aussi l’écrit public qui « se donne à voir », se partage, est encore difficile pour beaucoup d’acteurs. Pourtant publier valorise celles et ceux qui font et facilite une mise en réseau. A l’opposé d’un état des lieux réalisé "hors sol", une écriture publique et ouverte contribue à la mis en réseau des acteurs des médiations.
Un état des lieux comme commun du territoire ?
Cet état des lieux peut être le point de départ de briques de politiques publiques, associatives et d’entreprises pour une e-inclusion élargie qui ne laisse personne de côté et accompagne les transitions.
Depuis quelques années le mouvement des communs nous apprend à mettre l’accent sur la gouvernance plus que sur la ressource. Et si nous considérions cet état des lieux comme un commun ? C’est à dire, non seulement un contenu partagé, mais également avec des règles de gouvernance qui permette à chaque acteur de la médiation numérique de participer à ce diagnostic et d’être force de propositions pour l’e-inclusion du territoire. Le considérer comme un commun c’est le prendre en compte de manière évolutive.
Établir un état des lieux des médiations, élaborer un schéma directeur sont un pas en avant mais essayons aussi la co-construction en attention, le donner à voir qui met en partage et une démarche de communs qui implique chacun.e.
En conclusion
Les médiations numériques sont de plus en plus indispensables dans une société profondément transformée par nos usages du numérique. Les propositions présentées dans cet article :
- que chaque service public local prenne sa part (et avec des moyens pour le faire) dans l’accompagnement humain des personnes en difficulté avec l’écrit, l’écran et les procédures
- que sur chaque territoire les travailleurs sociaux soient accompagnés dans les médiations au numérique auxquelles ils sont de plus en plus confrontés au quotidien
- que les mutualisations et la mise en réseau des initiatives et des bonnes pratiques soeint animése et mises en œuvre
- qu’un état des lieux soit élaboré sur chaque bassin de vie dans une co-écriture et un diagnostic partagé impliquant l’ensemble des parties prenantes
... toutes relèvent d’une politique publique des médiations numériques s’appuyant sur une implication des acteurs locaux où les collectivités, les services publics feraient le choix d’une gouvernance partagée, premier pas vers la prise en compte des médiations numériques comme un commun du territoire.
Et rêvons un peu : l’agence du numérique pourrait accompagner quelques démarches contributives pilotes si certains territoires voulaient s’engager dans cette voie !
[1] les liens mentionnés renvoient vers les contributions mises en ligne