Avec Lilian Ricaud voici exprimé un autre volet de la coopération celui du "faire ensemble", de la facilitation dans des espaces ouverts plutôt que de l’animation, une démarche qu’il illustre par le jeu Métacartes un projet qui outille avec des cartes connectées les meilleures ressources autour de format co-créatifs, initié cet été au Forum des usages coopératifs.
Après les interviews de Laurent Marsault "la coopération : un partage sincère", Louise Didier "une posture professionnelle où je me laisse transformer par le groupe" et Jean Michel Cornu "passer à l’échelle", une nouvelle contribution d’un formateur de l’archipel des Animacoop, cette fois sur Toulouse.
Bonjour Lilian, est-ce que tu peux te présenter en quelques mots ?
Je m’appelle Lilian Ricaud, je viens du sud-ouest de la France comme mon accent le laisse entendre. Je suis formateur, facilitateur et j’accompagne tout type de projets collaboratifs. Cela peut être sur l’organisation d’événements participatifs et créatifs, sur la mise en place de gouvernance partagée au sein d’une organisation ou bien encore l’aménagement de lieux en collaboration avec les usagers, bref tout ce qui concerne la co-construction au sens large.
Et si on te demandait quelques mots clés pour te définir ?
Il y aurait des mots avec du « co » dedans comme coopération, co-construction, mais j’ai du mal à rentrer dans des cases. J’aime bien aussi la notion de faire ensemble.
Qu’est-ce qui fait qu’un moment donné, dans ton histoire personnelle ou ton travail, tu es passé du côté de la coopération ?
En 2004, je travaillais pour un gros organisme de recherche, je faisais de la biologie des plantes et il y avait quelque chose qui sonnait bizarre. J’y étais allé par curiosité, je pensais que dans la recherche on collaborait pour partager des idées et trouver des choses. En fait je me suis rendu compte que c’était plutôt de la compétition : entre labos on se parlait pas trop et même au sein de mon labo on se cachait des informations . Et je me suis demandé est-ce que je veux vraiment faire ça toute ma vie ? Et je me suis dis qu’en fait cela ne m’allait pas, que ce n’était pas assez ouvert. À l’époque cela faisait un petit moment que j’avais repéré Wikipédia, depuis le début des années 2000, et qu’il se passait quelque chose. Il y avait des milliers de bénévoles qui collaboraient, à distance, souvent sans se connaître, et qui pourtant arrivaient à travailler ensemble.
Alors après mon dernier contrat, je suis parti de la recherche, en me disant, je vais prendre deux ans pour voir si je peux faire autre chose et inventer un métier autour de la collaboration. Et cela m’a pris bien plus que deux ans pour inventer mon métier, mais j’y suis resté. D’abord je suis allé étudier les outils numériques, j’ai vu grandir la tendance qui est devenu connue sous le nom web2.0. Pourtant, quand je travaillais avec le numérique j’ai toujours eu le sentiment que ce n’était pas l’essentiel et que c’était l’Humain qui devait être au cœur. Dans les dernières années je me suis encore plus concentré sur l’Humain, les usages, les pratiques collaboratives et mis le numérique en second, comme un outil au service des usages.
Tu es en train de démarrer une formation Animacoopsur Toulouse qu’est-ce qui t’a motivé pour le faire et comment cela se met en place ?
Ce qui m’a motivé à le faire c’est qu’il y avait un manque au niveau de l’animation de réseaux et de la gestion de projets collaboratifs. D’un autre côté, il y avait cette formation géniale qui existe déjà depuis un certain temps, qui a été testée et éprouvée d’abord à Montpellier et Brest puis à Paris et Gap. Au-delà de son objet et de son format, Animacoop est une formation singulière en ce qu’elle permet une réutilisation libre de ses contenus et qu’elle est portée par un collectif ouvert.
N’importe qui peut utiliser ces contenus pour se former ou pour créer d’autres formations. Pour autant, pour donner une formation Animacoop, il ne suffit pas d’avoir les contenus, il faut aussi avoir certains savoirs-faire et savoirs-être, avoir soi-même produit et partagé des contenus de formation libres et avoir l’accord du collectif qui porte cette formation. Pour monter Animacoop à Toulouse, nous sommes 5. Cela a démarré avec l’aide de Bernard Brunet, autre personne très impliquée dans la coopération. Bernard qui avait déjà monté une formation Animacoop nous a aidés au démarrage. Nous avons passé les étapes et continué le travail jusqu’à la mise en œuvre avec une première session qui s’est déroulée au printemps 2018 à Toulouse avec 14 stagiaires.
Animacoop, c’est pour quels publics ?
Le public va de personnes en transition personnelle ou professionnelle à des agents du conseil départemental, en passant par des gens orientés accompagnement et conseil d’entreprise. Donc des profils très différents ! Mais toujours avec des gens qui sont amenés à travailler en réseau, mais souvent aussi engagés dans des nouveaux modèles de société, énergies renouvelables, scop, tiers-lieux, modèles alternatifs de gouvernance… Le trait commun c’est que tous ces gens avaient des projets de collectifs à faire avancer avec des questions et des expériences à partager.
Animacoop c’est deux sessions par an, chacune étalée sur trois mois de formation à distance entrecoupée de trois regroupements de 2 jours en présence et la prochaine session démarre bientôt.
Lilian tu es connu aussi pour un article sur la stigmergie [1], est-ce que tu en as vu des ré-utilisations concrètes ?
D’abord j’aimerais repréciser que suis juste l’un des traducteurs et que cet article a été écrit par Heather Marsh, même si j’ai complété par des éléments de contexte et creusé le sujet dans d’autres articles complémentaires.
La stigmergie c’est une forme de coopération indirecte qui se fait par des traces laissées dans l’environnement. C’est ce que font les fourmis. J’ai retrouvé des traces de collectifs qui utilisent ces principes notamment vers Lille où il y a des collectifs citoyens qui réfléchissent beaucoup à ces notions là et s’en inspirent pour essayer d’inventer de nouvelles méthodes. J’ai même découvert une méthode inspirée par mes écrits qui avait été plus loin dans la mise en pratique. C’est intéressant parce que même si je ne connais pas l’auteur exact et je n’ai trouvé que des traces, nous coopérons de manière indirecte et nous faisons quand même avancer le travail.
Un projet de livre pourréhumaniser le numérique ?
C’est un projet en démarrage sur lequel je vais travailler en lien avec les Colibris [2]. L’idée, ambitieuse, est d’écrire de manière collaborative un livre sur le thème « réhumaniser le numérique », en essayant d’imaginer des futurs souhaitables autour du numérique et comment on pourrait arriver concrètement à cela. Parce que de nos jours on entend un discours qui est assez mortifère sur l’évolution de la planète, on parle de la collapsologie, de l’effondrement de plein de choses... et le numérique y participe. Nous voudrions voir comment le numérique pourrait participer positivement à améliorer notre vie en tant qu’Humain et notre vie d’habitant de la planète.
Pour cela, faire le livre en soi est un objectif mais ce n’est pas la seule finalité. Le processus de co-construction par lequel on va le produire est aussi important. C’est-à-dire que nous ne voulons pas seulement faire écrire des experts, nous voulons faire un livre collaboratif qui soit aussi écrit avec des apports de citoyens. Il y a donc un enjeu : arriver à faire remonter de la matière provenant de collectifs citoyens et d’experts pour faire un livre qui ait du sens, lisible et qui ne soit pas juste un agglomérat de contributions. On veut arriver à produire quelque chose qui s’appuie à la fois sur les contributions d’experts et d’amateurs mais qui soit vraiment pensé et profond.
Et dans tes expériences de coopération qu’est-ce qui te semble être un frein ?
Pour moi si dans un collectif il n’y a pas de vision partagée, clarifiée et explicitée c’est le premier frein. Cela va créer des incompréhensions et au final des tensions parce que chacun a des attentes différentes.
J’ai traduit récemment un article du consultant américain Eugene Kim qui explique bien l’importance de s’aligner, et l’art d’aider les groupes le faire.
Et est à l’inverse qu’est-ce qui facilite la coopération ?
Je pense qu’il y a plein de choses... Ce qui m’intéresse le plus en ce moment parmi les multiples ingrédients, ce sont les espaces ouverts, c’est laisser du vide, consciemment, pour qu’il puisse y avoir une émergence. Je distingue l’animation où on impulse et on met en mouvement, et la facilitation où on laisse émerger, quitte à ce qu’il ne se passe rien, avec le risque que cela ne marche pas. Comment créer volontairement ces espaces vides pour que cela soit rempli par des usagers ? Comment crée-t-on les conditions pour que les usagers aient envie de s’en emparer ?
Et dans ta compréhension de la coopération est-ce qu’il y a des lectures, des personnes qui t’ont particulièrement inspiré ?
Il y en a beaucoup. L’auteur qui m’a inspiré le plus, qui n’est pas lié directement à la coopération c’est un architecte : Christopher Alexander [3]. Depuis 6 ans il ne se passe pas une journée sans que je pense à son travail. Il n’a pas été traduit en français à part peut-être un vieil ouvrage écrit il y a très longtemps [4] Christopher Alexander a identifié et décrit une série de bonnes pratiques qui permettent de concevoir un bâtiment, un quartier, une ville « vivants » sous une forme codifiée qu’il appelle des patterns. Il a conçu la méthode des langages de patterns pour aider les gens à se réapproprier leur capacité à concevoir par et pour eux-mêmes des environnements nourrissants physiquement, psychologiquement et spirituellement.
Dans le domaine de l’architecture, le travail de Christopher Alexander a mal été accepté du fait de ses vives critiques contre l’architecture contemporaine et n’a pas été beaucoup repris. En revanche il a énormément inspiré le monde du logiciel. Des fondateurs du mouvement agile se sont directement inspirés du travail de Christopher Alexander et ont beaucoup utilisé sa pensée dans les méthodes agiles. Autre influence directe : le wiki qui a été inventé par Ward Cunningham comme outil pour créer des patterns rapidement.
Pour moi Christopher Alexander est quelqu’un qui a une énorme influence. Je fais beaucoup de travail de recherche et je passe beaucoup de temps à essayer de réinterpréter son travail, le remettre à jour, et voir comment le rendre plus accessible pour que des collectifs ou des facilitateurs puissent l’utiliser et s’en emparer.
Le travail de Chistopher Alexander n’est pas très connu en France je n’ai vu aucune bibliothèque, même d’architecture qui ait ses livres. Pourtant il y a vrai un enjeu à le faire connaître. Autre trace de son travail intéressante à mentionner : il existe un jeu de cartes intitulé les clés des dynamiques de groupe qui utilise ces patterns appliqués à la facilitation. Pour la petite histoire ce jeu-là est issu du travail d’un collectif de facilitateurs anglophones et parce que ce travail a été produit sous licence libre il a pu être traduit en français.
Et si tu avais maintenant à présenter un projet coopératif qui t’a marqué ou auquel tu as participé ?
C’est une question difficile, il y en a plein. Peux-être que je choisirais de présenter un projet personnel sur lequel je travaille beaucoup en ce moment. C’est un projet qui est issu de tout un tas d’autres expériences passées et qui je pense pourrait faire lien et nourrir d’autres projets. Il s’agit des Metacartes ,un jeu de cartes qui recense des recettes de méthodes créatives et collaboratives.
Comment arrive-t-on à faire ensemble ? Et comment peut-on faciliter cela ? Ce sont des questions qui me travaillent depuis plusieurs années.
Pour y répondre, petit à petit, j’ai commencé à me faire une collection de méthodes collaboratives d’abord sur un support numérique puis sur papier. J’ai d’abord conçu des cartes papier faites maison, que j’ai utilisé dans ma pratique professionnelle. Puis début 2018, j’ai commencé à travailler avec Mélanie Lacayrouze sur les métacartes, des cartes imprimées reliées à une ressource en ligne.
L’idée c’est de fournir, à des animateurs ou à des groupes, des cartes qui leur proposent différentes méthodes pour faire ensemble.
L’objectif est d’aider les gens à se mettre au clair sur la façon dont ils veulent travailler ensemble. Est-ce que l’on fait un tour de table où ceux qui ont plus de facilité à parler monopolisent la parole tandis que les autres se taisent ? Ou bien est ce que l’on utilise un format ludique et dynamisant qui favorise l’expression de chacun ?
Que ce soit pour présenter des projets, réfléchir ensemble, produire, être dans l’action, évaluer des projets, travailler à distance, ou tout simplement se connaître, les métacartes proposent différents formats possibles pour sortir des simples réunions, tour de table, conférences ou séminaires…
… ou worldcafé ou forum ouvert que l’on trouve partout maintenant ?
Il n’y a pas de problèmes à utiliser ces formats, ils marchent bien et tout le monde ne les connaît pas. Par contre il ne s’agit pas de faire un format pour le format, il faut que cela ait du sens, pas juste que cela réponde à un effet de mode. Au final l’objectif c’est d’amener plus de richesse et de diversité dans les pratiques des groupes.
C’est un peu comme si notre vocabulaire ne se résumait plus à quelques mots comme « réunionner », « brainstormer » ou « conférencer » mais à « accélérer des projets », à « discuter en cercle Samoan », bref à augmenter notre vocabulaire du faire ensemble.
Où en est le projet ?
C’est un projet en cours. Lors du Forum des usages coopératifs nous avons animé un temps qui invitait les participants à s’essayer à de nouvelles pratiques collaboratives en tant qu’animateurs ou que participants lors d’ateliers ouvert. Pour faciliter le déroulé, nous avons produit un prototype de jeu avec une vingtaine de cartes spécialement choisies pour l’occasion. Cela nous a permis d’avoir des retours d’usage, de voir comment les gens réagissent. Ce qu’ils utilisent ou ce qu’ils n’utilisent pas. Nous avons déjà plus de de 200 formats identifiés et nous avons fait un gros travail de choix et de curation des formats pour apporter une sélection variée de ce que nous pensons être non pas les « meilleurs », mais un panel d’incontournables pour aider des groupes, des animateurs à faire ensemble. Par ailleurs, il ne s’agit pas juste de copier/coller des formats sur des cartes. Il y a un gros travail de rédaction et de mise en relation des formats pour guider les usagers.
Pour soutenir la démarche, nous avons lancé un financement participatif avec comme objectif de financer l’impression d’un jeu d’une soixantaine de cartes recettes qui sortirait à l’automne. Ce financement vient tout juste d’être atteint et nous pensons donc sortir le jeu en décembre pour les contributeurs et en janvier pour les autres.
Après le premier succès du financement participatif, quelles sont les prochaines étapes du projet Métacartes ?**
Avant l’impression finale des cartes, il nous reste encore beaucoup de travail d’écriture, de conception des dessins, de mise en page des cartes et de mise en ligne des contenus. Nous aimerions aussi mettre les contenus en ligne en amont pour obtenir des retours des contributeurs avant l’impression.
Afin de nous donner un peu de sécurité financière durant cette période, nous avons donc fixé un nouveau palier avec pour objectif d’atteindre 200 % de financement avant la fin de la campagne.
Pour nous motiver et motiver les contributeurs, nous avons proposé que si nous atteignons cet objectif, nous produirons en plus un jeu de cartes reprenant l’initiative « Degooglisons Internet » de Framasoft. Ce jeu listera des outils collaboratifs libres et éthiques qui peuvent être utilisés comme alternatives aux outils commerciaux proposés par les géants du web et sera fait avec le soutien et la bienveillance de l’association Framasoft.
Ce deuxième jeu de cartes ne sera pas imprimé pour l’instant, mais sera disponible sous forme de modèles imprimables à télécharger, toujours sous licence libre. Il offrira une extension aux méthodes de Faire Ensemble et une nouvelle interface conviviale pour sensibiliser aux outils collaboratifs libres.
[2] Un autre numérique est possible, article d’avril 2018 de la revue des Colibris et
(Re)Humanisons le Web ! Demain =... Autrement ...
[3] extrait de la page wikipedia sur les patterns : « Sa théorie des patrons de conception ou des types culturels remet en question l’idée qu’il puisse y avoir une création ou une invention originale et individuelle dans le domaine de la conception. Les formes culturelles, qu’elles soient artistiques, mathématiques, littéraires ou juridiques, sont des idéaux transhistoriques (les types ou modèles) vers lesquels tendent les créations individuelles (les œuvres) qui ne sont que l’actualisation d’un processus de création qui reste collectif et transcende toutes les contributions individuelles. Ainsi, la valeur d’une œuvre singulière ne réside pas dans une originalité qui consisterait à s’éloigner de tout ce qui est connu, mais au contraire dans le fait d’approcher et de se conformer le plus possible à la forme idéale, au modèle culturel, et à le révéler en dépassant ses incarnations antérieures."
[4] Voir aussi pour une synthèse en français le document de 26 pages « SAISIR L’INSAISISSABLE Dans le sillage de Christopher ALEXANDER » par Jane QUILLIEN