La societé civile n’a pas attendu le buzzword « Civic Tech » pour mettre le numérique au service de l’innovation démocratique. Mais depuis l’essor de ce mot tendance, surgissent de multiples initiatives qui en revendiquent l’appartenance sans pour autant respecter les principes élémentaires de la démocratie.
Le numérique n’est pas démocratique en soi. Sa simple utilisation ne saurait suffire à gérer magiquement les enjeux démocratiques essentiels, bien au contraire. En lui accordant une confiance aveugle, on ouvre la porte à une perte de souveraineté et de contrôle démocratique. Ce n’est pas sans raison que le mouvement « Open Government » mondial a trouvé ses fondements dans la dynamique Open Data et la gouvernance collaborative de l’internet, elles-mêmes forgées au cœur des principes de la transparence démocratique, de la délibération publique et des communautés du logiciel libre. Il ne saurait être acceptable que le passage au numérique de la vie démocratique s’accompagne de la création de monopoles lucratifs dont les rouages seraient cachés du regard de la société. Cette transition numérique doit donc respecter scrupuleusement, et a minima, le niveau de transparence et de souveraineté de notre héritage démocratique.
Le sommet mondial du partenariat pour un gouvernement ouvert à Paris a été une nouvelle occasion d’observer les pouvoirs publics soutenir en fanfare, annoncer fièrement l’utilisation, ou même promouvoir les outils de plusieurs start-ups « Civic Business » qui refusent de s’appliquer ces principes démocratiques. Certaines de ces entreprises, comme Cap Collectif, ont même prétendu durant des années, à des fins purement publicitaires, s’attacher aux principes de transparence et d’ouverture, sans en réalité jamais les appliquer. C’est pourquoi il nous semble aujourd’hui urgent de réaffirmer l’aspect crucial pour tout projet numérique démocratique de reposer sur un code-source libre, assurant à l’ensemble des citoyens à la fois diversité, transparence, participation et collaboration, qui sont les principes mêmes régissant le « Gouvernement Ouvert ».
Si Regards Citoyens n’a pas pour vocation première d’assurer la promotion du logiciel libre (de nombreuses organisations comme l’April ou Framasoft le font déjà très bien au niveau national), celui-ci figure au cœur de nos statuts ainsi que de l’ensemble de nos projets. Il ne s’agit pas de prendre une posture dogmatique, puriste, ou même technicienne. Il s’agit bien plus d’une position éthique. Dépouillement collaboratif des votes, journaux officiels, délibérations publiques… Depuis ses balbutiements et jusqu’aujourd’hui, la démocratie a dû s’équiper d’outils assurant un minimum de transparence et d’égalité d’accès à la vie publique, afin de permettre un niveau de confiance suffisant pour les citoyens. Il est essentiel que ces mêmes principes s’appliquent désormais aux outils numériques qui se proposent d’accompagner les institutions publiques dans notre démocratie moderne.
Si « le code fait loi » en matière de numérique, seul le logiciel libre peut assurer la transparence et la gouvernance collective de ce code, éléments indispensables à la confiance dans ces nouvelles « lois ». C’est tout l’enjeu de la transparence des algorithmes qui participent à la prise de décisions publiques. Publier les données générées en Open Data est également nécessaire, mais comme le dit très bien Valentin Chaput « publier rétrospectivement un jeu de données issu d’une plateforme non auditable n’est pas une garantie suffisante que les données n’ont pas été manipulées ». Sur NosDéputés.fr et ses visualisations de l’activité parlementaire par exemple, il est crucial que tout un chacun puisse aller vérifier au sein de nos algorithmes qu’aucun traitement discriminatoire n’est mis en œuvre spécifiquement pour un parlementaire ou un groupe politique.
Inviter glorieusement de fervents défenseurs des communs et du logiciel libre mondialement reconnus comme Lawrence Lessig, Audrey Tang, Pablo Soto, Rufus Pollock ou mySociety, tout en assurant la promotion d’initiatives qui refusent d’appliquer ces principes, relève purement et simplement de « l’open-washing ». Que la ministre en charge du numérique puisse organiser et animer un tour d’horizon international des Civic Tech au sommet PGO, durant lequel l’unique initiative française présentée soit également la seule du panel qui vende un logiciel propriétaire, est particulièrement caricatural, et porteur d’une image désastreuse pour la France auprès de ces fleurons et ambassadeurs de la démocratie numérique internationale.
Pour autant, cela ne signifie évidemment pas que l’utilisation du numérique en soutien de la démocratie soit incompatible avec toute forme de rémunération pour les acteurs de la Civic Tech ! De la même manière que nous militons pour une juste indemnisation des élus et que nous essayons de faire entendre qu’au regard de leurs responsabilités, de nombreux décideurs publics sont plutôt faiblement rémunérés, la rémunération des développeurs ou des animateurs d’outils Civic Tech est un enjeu majeur. Ce débat ne doit cependant pas faire oublier que la démocratie vit majoritairement sur la base du bénévolat : celui de ces partisans politiques qui s’impliquent dans une campagne électorale en sachant qu’ils ne seront jamais élus ; celui de ces militants qui passent leurs soirées et leurs nuits à coller des affiches ou tracter ; celui enfin de ces citoyens qui se mobilisent des mois durant pour infléchir une décision publique.
Les Civic Business sont malheureusement trop attachés à reproduire dogmatiquement les modèles économiques usuels, en oubliant le domaine et les enjeux dans lesquels ils évoluent et en se soustrayant aux valeurs démocratiques essentielles. À trop reproduire les modèles autoritaires des start-ups et autres incubateurs, la Civic Tech risque de laisser libre cours au clientélisme, aux conflits d’intérêts, aux acteurs qui ne cherchent qu’à s’enrichir et à maintenir leurs pouvoirs. Pourtant, nombre d’entreprises ont très bien compris qu’il existait des modèles économiques compatibles avec une gouvernance ouverte, la production de Logiciel Libre et une transparence des algorithmes.
L’ouverture est à la portée de tous ! Il suffit simplement d’appliquer à nos propres structures ces mêmes exigences d’exemplarité et de transparence. Notre atelier consacré à « la transparence appliquée aux ONGs » durant le sommet PGO fut à ce titre des plus illustratifs des nombreuses actions-clés, simples mais essentielles, avec lesquelles la société civile peut s’engager : Logiciels Libres et Open Data naturellement, mais aussi mise en pratique d’une gouvernance ouverte plus horizontale, avec par exemple la publication de comptes détaillés, de déclarations d’intérêts des représentants, de compte-rendus de réunions, ou encore l’ouverture au regard ou à la participation de tous des rencontres et travaux en cours… Autant de démarches d’ouverture bénéfiques aux structures qui les mettent en œuvre, et sans lesquelles la Civic Tech française croissante risque tristement de perdre son âme.
Le numérique ne rénovera pas la démocratie en nourrissant la défiance avec plus d’opacité.