Quand en 2013 je me suis lancé dans le Projet Bradbury, jamais je n’aurais imaginé que ce marathon d’écriture aurait un tel impact sur ma vie d’écrivain. Écrire une nouvelle par semaine pendant un an, soit 52 textes, me semblait être un objectif difficile, certes, mais atteignable, et ma première crainte ne tenait pas tant au rythme qu’aux idées : est-ce que je parviendrais à en avoir assez, et de suffisamment originales ?
L’expérience m’a prouvé trois choses. D’abord, que les idées ne sont pas un problème. En fait, il suffisait de se pencher pour en ramasser à la pelle. Ensuite, que j’étais parfaitement capable d’écrire une nouvelle par semaine pendant un an. Enfin, qu’au bout d’un moment, et l’habitude aidant, cela devenait même facile – au point qu’aux alentours du cinquième mois je commençais même à m’ennuyer avec ce rythme. Je donnais des cours à côté, j’animais des ateliers d’écriture, je me suis même lancé dans la production d’un roman-feuilleton diffusé en parallèle sur ma newsletter, de façon hebdomadaire… et j’avais encore du temps pour d’autres choses, notamment pour entretenir une vie sociale (rassurez-vous, tout ça a volé en éclats le jour où je suis devenu papa… le karma !). L’adage dit que l’écriture est un muscle. Et l’adage avait bien raison. En entraînant ce muscle, j’étais parvenu à un stade où il me suffisait de m’asseoir pour écrire 20.000 signes en une matinée. « Pondre » une histoire m’était devenu aussi naturel que marcher, manger ou dormir – et c’est d’ailleurs pour cette raison que je continue aujourd’hui de conseiller aux auteurs et autrices de se lancer dans leur propre Défi Bradbury.
Ces trois points (les idées, le rythme et l’habitude qui se crée) découlent d’une seule et même origine. Imaginez un robinet. Plus vous l’ouvrez, plus le débit est important. Et surtout, quoi qu’il arrive, même si vous faites barrage de vos mains, même si vous placez un récipient en dessous, l’eau continue de s’écouler. Mieux, elle contourne les obstacles, elle prend leur forme sans jamais perdre de sa substance, et forme bientôt une rivière impossible à arrêter. Cette rivière sur laquelle vous vous apprêtez à naviguer, c’est ce que l’on appelle le flow.
Concept popularisé par le psychologue Mihály Csíkszentmihályi, le flow est cet état d’intense concentration qui permet à n’importe quel sportif, artiste, joueur, moine bouddhiste, etc de rester focalisé sur l’instant présent et d’oublier le monde qui l’entoure pour ne se consacrer qu’à une chose : l’accomplissement de sa tâche. Quand on atteint l’état de flow, on s’oublie soi-même et on ne fait plus qu’un avec ce que l’on est en train de faire. Les barrières entre la personne et l’action s’effacent, les deux s’imbriquent pour ne plus faire qu’un. Si vous courez un marathon, vous devenez la route, vos pieds et votre souffle. Si vous écrivez une histoire, vous devenez l’écran de votre ordinateur, vos doigts sur le clavier et vos personnages en train d’agir et de penser. Il n’y a plus d’obstacle. Vous ne faites plus qu’un avec votre tâche. Et même si l’on n’est ni artiste ni sportif, on a tous et toutes un jour éprouvé ce sentiment de lâcher-prise où seul le présent comptait : des heures passées entre amoureux qui nous semblent n’avoir duré que quelques minutes, une après-midi folle entre amies déjà achevée à peine commencée, ou même encore un trajet de bus ou de métro passé à rêvasser – ou à lire – qui nous a semblé si court qu’on en rate son arrêt. Vous étiez concentré sur le moment présent. Vous étiez dans le flow.
Écrire est une activité très propice à l’émergence de l’état de flow. Quand je me place – volontairement – dans un tel état, je suis capable d’écrire pendant deux heures sans interruption en ayant l’impression que vingt minutes se sont écoulées. Mieux, maintenant que j’ai des enfants, j’ai dû apprendre à maîtriser mon flow, à ne plus être dépendant du monde extérieur pour le provoquer. J’arrive désormais à être interrompu par le monde extérieur (ce qui arrive souvent quand on a deux garçons de quatre ans à la maison) sans pour autant « casser » mon état de concentration. C’était une question vitale pour moi, car j’ai connu une longue traversée du désert artistique suite à leur naissance. Il me fallait donc choisir : soit je me résignais à ne plus jamais obtenir les conditions idéales pour écrire (le silence, le calme, toutes ces choses impossibles à avoir quand on est parent, à moins de compter sur les crèches, les nounous et l’école), soit j’édifiais une sorte de château fort mental dans lequel j’étais libre de m’isoler pour créer en toute liberté, indépendamment des contraintes extérieures (et intérieures).
Car on ne va pas y aller par quatre chemins : les conditions idéales ne seront jamais réunies. Il peut certes s’agir d’un enfant, d’un voisin bruyant, de travaux en bas de chez vous… mais il peut aussi s’agir d’inquiétudes, de peur de mal faire, de soucis de santé ou d’ennuis financiers. Je sais bien que c’est compliqué, mais il n’y a qu’un moyen d’atteindre l’état de flow : s’abandonner au temps présent.
Vivre l’instant présent est plus difficile que cela en a l’air, surtout quand on parle de création artistique et a fortiori littéraire : facile de s’abandonner à l’instant présent quand on fait du ski ou de la natation, beaucoup plus compliqué quand il s’agit d’articuler un roman ou une nouvelle en mots sur le papier (ou l’écran). Mais on peut trouver un peu de lumière chez les philosophes grecs, et notamment les stoïciens comme Épictète, pour qui l’état de sagesse est avant toute autre chose le fait de se débarrasser de ses peurs ; ne pas faire comme si elles n’existaient pas, bien sûr, mais les autoriser à vous traverser pour mieux les laisser derrière soi. Les peurs reviendront, bien sûr, mais elles auront moins d’emprise sur votre création.
S’abandonner au temps présent en matière d’écriture, cela consiste à :
- oublier toutes ses peurs liées à ses capacités : mains sur le clavier, commencez à écrire sans vous préoccuper de ce que l’on en pensera, sans penser aux échecs que vous avez rencontrés auparavant, sans vous demander si cela plaira à un éditeur. Le passé n’existe plus, le futur n’existe pas encore. Il n’y a que le présent. Et si vous ne le faites pas maintenant, alors quand ?
- abolir la séparation entre le créateur et sa création : ne pensez qu’à vos doigts sur le clavier, à la manière dont ils constituent des extensions de votre propre cerveau. Visualisez vos doigts et votre cerveau ne plus faire qu’un – je ne plaisante pas. Devenez vos mots, votre histoire, coulez-vous dans ce que vous êtes en train de faire. Vous n’êtes plus une personne, vous êtes une action.
- ne pas viser le but (« aujourd’hui, je vais écrire 10.000 signes »), mais se focaliser sur le processus : entrez dans l’état de flow et laissez les mots couler sans vous préoccuper du décompte. Ne regardez pas votre compteur de signes, occupez-vous seulement d’écrire, mot après mot, lettre après lettre. Seul compte le mot suivant. Au bout d’un moment, vous atteindrez votre objectif par la force des choses, mais j’ai presque envie de dire que ce n’est qu’une conséquence indirecte – une « victoire collatérale ». Et vous vous rendrez compte que vous avez encore la force de continuer.
- déverrouiller ses blocages : dans l’état de flow, vous ne faites qu’un avec votre histoire. Vous entrez dans un processus où les frontières entre ce que vous êtes et ce que vous faites sont abolies. Alors, pourquoi réfléchir, pourquoi conscientiser ? Il n’y a personne pour vous regarder, pour vous évaluer, pour vous juger. Quand vous tombez, votre corps a pour réflexe de mettre les bras en avant. Votre cerveau et votre imagination aussi ont des réflexes. Écoutez-les, et ne jugez pas votre écriture ou vos idées, ce serait contreproductif : en effet, en instaurant une distance entre votre écriture et vous, vous cassez volontairement cette fusion. La concentration est rompue, le flow s’en va. Faites-vous confiance. Vous aurez le temps de douter, et d’améliorer, plus tard.
En vous mettant en situation de flow, vous créez les conditions idéales pour écrire pendant de longues heures sans jamais perdre le fil. Comme vous l’aurez compris, le flow est avant tout un abandon de soi à l’écriture. Et même si cela demande au début un peu d’entraînement, une fois le réflexe acquis, il devient très simple de se replonger dans le temps présent de l’écriture – et être ainsi en mesure d’enchaîner les pages sans s’en rendre compte. C’est avant tout un état d’esprit, une façon de se faire confiance, et avec un peu de patience, nous sommes toutes et tous capables de l’atteindre. Croyez-moi, c’est faisable !
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