une contribution au débat d’Hervé Le Crosnier après la déclaration de Steve Jobs et l’abandon des DRM par plusieurs firmes
1 - savent-ils lire ?
Les plus fabuleux dans l’aveuglement idéologique sont les
représentants de la RIAA, le lobby industriel de la musique aux
Etats-Unis : "Apple’s offer to license FairPlay to other
technology companies is a welcome breakthrough and would be a
real victory for fans, artists and labels,”
Partager les verrous, qu’il est fort ce mythe de
"l’interopérabilité" des DRM, roue de secours de ceux qui
refusent de regarder la réalité en face.
Malheureusement, Jobs dit exactement le contraire, qu’il est
impossible de licencier une technologie de DRM, et que donc il
ne souhaite pas distribuer des licences de FairPlay....
Dans le genre faux-cul, notre Ministre de la Culture est pas mal
non plus : "Je me réjouis qu’Apple, via son président Steve
Jobs, prenne en compte les préoccupations du grand public, des
créateurs et du gouvernement qui demandent que
l’interopérabilité soit un droit pour tous. L’interopérabilité,
c’est-à-dire la liberté pour l’internaute de lire une oeuvre
acquise légalement sur tout type de support est une des avancées
majeures de la loi sur le droit d’auteur."
Hum, la Loi du 3 août 2006
est avant tout une loi pour protéger les DRM de l’activité des
citoyens qui peuvent avoir besoin, parce qu’ils possèdent
légalement une oeuvre, d’en faire des copies.
Avec cette loi, "déplomber" un DRM devient un délit. Cette Loi
vise à organiser l’interopérabilité au travers d’une commission
et non à partir de l’innovation technologique. Une manière de
l’enterrer en beauté.Ce que les représentants des logiciels
libres ont souligné durant tout le processus législatif.
Or Jobs nous dit que cette interopérabilité est une
illusion. Soit on rend publiques les technologies (et leurs
secrets) et on ne pourra pas garantir leur efficacité et leur
maintenance, soit on supprime carrément les DRM. Devant la
montée de lois inapplicables, il choisit la seconde solution,
et c’est cela qui met tout le monde en émoi. C’est certes un
sous-produit des Lois françaises et des procès norvégiens,
mais pas dans le sens préconisé, dit interopérabilité, qui
apparaît techniquement irréaliste, mais bien dans le sens prôné
par les opposants à toute forme de DRM.
On ne pouvait finir avec les commentateurs sans évoquer
l’inénarrable Hervé Rony, directeur général du Snep (Syndicat
national de l’édition phonographique) : "Steve Jobs botte en
touche, comme tout fabricant de matériel, pour ne pas avoir à
assumer sa part de responsabilité dans l’interopérabilité. [...]
Nous n’avons pas eu besoin de Steve Jobs pour nous poser la
question de savoir si les DRM doivent ou non être maintenus.
C’est une réflexion que les maisons de disques mènent pour leur
catalogue,[...] Rappelons que les DRM sont optionnelles, comme
l’a souligné la loi Dadvsi. Mais nous considérons qu’elles sont
utiles, un postulat essentiel pour protéger les oeuvres sur les
plates-formes."
Une manière de distinguer les DRM sur supports (aujourd’hui
largement abandonnés dans la pratique par les majors, avez-vous
acheté des disques avec copy-control ce Noël ?) et la
traçabilité des achats sur plate-formes... qui relèverait du
vendeur et non des maisons de disques.
C’est, certes, une réponse du berger à la bergère, de
l’industrie du disque, pointée du doigt par Jobs, à l’industrie
informatique. Mais cela n’en fait pas une réflexion
opérationnelle pour son propre secteur industriel.
Et qui ne tient pas compte de la façon dont Jobs veut,
justement, se retirer de ce "métier" de gardien auquel Hervé
Rony voudrait cantonner l’industrie informatique.
2 - bifurcation du projet de l’industrie du logiciel
Il serait certainement trop rapide de considérer
que le discours de Steve Jobs est uniquement celui des
responsables du "contenant", des ordinateurs et matériels de
lecture. N’oublions pas que Jobs est aussi le premier
actionnaire individuel privé de Disney, et que le iPod vidéo
doit beaucoup aux négociations Apple-Disney.
Les positions que Steve Jobs vient de prendre sur les DRM vont
certainement secouer aussi le Jobs détenteur d’une des
principale industrie de contenu de la planète.
N’oublions pas non plus que ce texte est publié alors que
s’ouvrent à nouveau les négociations entre la plate-forme iTunes
et les majors pour renouveler (en mars) le contrat qui les
lient. Rendre public une telle prise de position, c’est aussi
un coup de poker dans une négociation commerciale très serrée.
Regardons aussi la violence des réactions de Microsoft.
Ainsi les déclaration de Jason Reindorp, directeur du marketing
pour le Zune : "“irresponsible, or at the very least naïve [...]
It’s like he’s on top of the mountain making pronouncements,
while we’re here on the ground working with the industry to make
it happen ;" (The New York Times, 7 fevrier).
Comme toujours, celui qui dit que le roi est nu doit être pendu.
Les plus réalistes au fond, sont les industries du contenu. Les
vrais acteurs, pas leurs pseudopodes idéologiques comme le SNEP.
Tiens, EMI, qui projette de vendre en ligne sans DRM au travers
d’une alliance avec MySpace (dépêche Reuters du 9 février).
Ou Vivendi Universal, qui n’a pas attendu pour préparer une
plate-forme gratuite (alors même que ses idéologues, notamment
Madame Fourtoux avaient tout fait pour criminaliser le
déplombage des DRM dans la loi DADVSI... mais l’appel du
business est toujours plus fort que l’idéologie).
Ces industries ont déjà fait le chemin, mesuré combien la
stratégie de verrouillage a détourné les clients du music
business. Car ce n’est pas le moindre paradoxe que de voir une
industrie, qui depuis son origine est intimement liée à son
public, perdre toute capacité de leadership envers la jeunesse
en quelques années d’errements.
En sera-t-il de même pour l’industrie du logiciel ?
Car ce que dit Jobs est avant tout un point d’inflexion pour
l’industrie du logiciel. Celle-ci avait globalement recentré son
activité, ou du moins la façon de projeter son activité dans le
futur, d’une industrie de service et d’outils vers une
industrie de suivi et de contrôle. Tous les projets
informatiques récents vont vers une accentuation de la
surveillance, du cryptage, des traces, des "garanties" portées
aux industries du contenu, et in fine vers la "gestion des
identités". Le projet de numérotation unique des
microprocesseurs porté par Intel et Microsoft en étant le
symbole le plus abouti.
Pour cette industrie habituée aux phénomènes de "captation
privative de clientèle", qui sont en réalité autant de façons
d’organiser le lock-in des usagers (et des "partenaires"
industriels), l’évolution vers la gestion des verrous et des
compteurs pouvait apparaître naturelle.
Mais Jobs dit que le projet mégalomaniaque du verrouillage est
inaccessible. Pas pour des raisons éthiques ou des choix de
société, mais bien parce qu’on n’arrêtera pas le fluide
numérique, que la nature même des documents numériques est de se
reproduire à l’identique pour un coût marginal tendant vers
zéro... et que toutes les digues et les contraintes que l’on
pourrait porter n’y feront rien. Il est une constante économique
qui veut qu’un produit tende à se vendre à son coût marginal...
qui est si faible pour le numérique que cela rend impossible la
rentabilité industrielle si on doit ajouter le développement,
et surtout la maintenance, de systèmes de verrouillage.
D’autant que ces systèmes ont un effets pervers en limitant
la quantité de ventes possibles pour les produits, sans vraiment
brider la quantité de circulation parallèle.
Pire, Steve Jobs constate que le developpement même de
l’informatique, et la généralisation mondiale de connaissances
et de savoir-faire que ceci a provoqué, jusque dans les mains
des usagers (ce que d’autres appellent "The Pro-am revolution"),
a créé un vivier de "décrypteurs" et de "hackers" qui, selon son
expression, disposent du temps et des ressources informatiques
et culturelles pour pratiquer le déplombage, comme un sport et
comme un art.
Ajoutons la rupture du lien de confiance entre le show business
et ses clients/adorateurs/fans, et nous découvrons avec Jobs que
tant la matière grise, que la participation de tous à ce
phénomène de passagers clandestin, sont devenus des ingrédients
majeurs face auxquels l’industrie de l’informatique est démunie.
Pour Microsoft, cela sonne comme un glas terrible. Pour toute
une industrie qui se voyait en "sauveur" des producteurs de
contenu, cet aveu est un coup de poignard dans le dos.
3 - Perspectives ?
Qui sort gagnant ? Les industries du contenu sont maintenant
face à une réalité qu’elles ont trop longtemps cherché à nier
(cf. l’aveuglement des lobbyistes qui ont porté la Loi DADVSI
sur les fonds baptismaux). Mais heureusement, tous les mavericks
du système avaient tenté de nouveaux moyens de diffusion qui
vont certainement percer la croûte de gel dans les mois qui
viennent... MySpace en tête, qui se promet d’être le grand
gagnant de l’opération.
Les industries des médias savent vendre ce qu’elles distribuent
gratuitement. C’est même leur caractéristique économique. Et les
accords entre les Networks et Google pour la diffusion des
séries télé sont un exemple de leur compréhension des nouveaux
modes d’usage et d’un modèle d’affaire adapté. Cette
industrie a déjà su tourner la question du contrôle des flux
cryptés en adoptant des "set top boxes" (boîtiers satellites, ou
de la télé sur ADSL) dont la clé de cryptage change
régulièrement, permettant un modèle de l’abonnement et déjouant
les ventes parallèles de boîtiers pirates, tels ceux qui ont
fleuris au démarrage de Canal +.
Mais les mieux placés pour reprendre la tête dans la grande
course à la ré-organisation économique sont les télécoms, qui
gèrent l’autre type de "portiers" (gatekeeper selon la
terminologie professionnelle) avec la carte SIM des mobiles :
vérification des autorisations d’accès, micropaiements indolores
et insensibles, convergence des outils de lecture et d’accès
notamment avec les téléphones 3G... tous les ingrédients sont au
rendez-vous.
Remarquez que pour ces deux dernières industries, la question
de l’abonnement, de la gestion de compteurs est au coeur de
leurs métiers. Car ce qui rend illusoire le projet des DRM,
c’est que ceux ci sont directement associés à des biens
numériques indépendants de leur source (i.e. que l’on doit, ou
pense, pouvoir transférer d’appareil en appareil, et sur
lesquels, du fait d’un achat initial, on pense avoir une
"propriété", c’est-à-dire un droit d’usage permanent et
non-contrôlé).
Finalement, la ré-orientation vers les formules d’abonnemment
semble la voie la plus crédible pour les biens numériques.
Restent bien évidemment de nombreux problèmes, en particulier
ce qu’on appelle l’informatique pervasive, c’est-à-dire la
connexion permanente, y compris de nos appareils portables.
Mais le modèle gratuit, ou du paiement volontaire (tel qu’il
est pratiqué par les logiciels libres, adossés sur des
fondations, ou par certaines nouvelles entreprises de la musique
comme Nettwerk Music Group au Canada : ) reste aussi une
hypothèse crédible.
Au fond, les questions de société et de liberté qui étaient
associées au verrouillage numérique des DRM, sont maintenant
confrontées, au delà d’une opposition éthique et citoyenne, aux
propres contradictions économiques du système. C’est
vraisemblablement comme cela que finissent toutes les
mobilisations : les idées sont intégrées au fonctionnement du
système, au moins de façon détournée. Cela se traduit par la
victoire globale des plus innovants, des plus "à l’écoute", mais
aussi, et c’est ce qui nous laisse des raisons d’espérer, par
une avancée des projets et des idées portées par les mouvements
citoyens.... qui doivent alors rebondir pour repérer les
prochaines failles par lesquelles la soif de profit et de
contrôle va percuter les droits des citoyens. Pour les colmater
au plus vite et protéger nos vies de la marchandisation
complète.
Nous venons, avec l’aveu de Steve Jobs de marquer un point qui
comptera très fort dans le futur proche. Bien évidemment la
question des DRM reviendra. Les industries blessées sont souvent
les plus farouches. Mais nous aurons dorénavant un argument de
poids. Un acquis qui doit nous inciter à continuer la défense et
illustration des nouveaux modèles coopératifs et libres qui sont
rendus possibles par le numérique et les réseaux.
Hervé Le Crosnier