Reprise d’un article publié par Internet actu
Dans Comptes rendus, Débats, Economie et marchés, Innovation, R&D, Nanotechnologie, développement durable, NBIC, par Jean-Marc Manach,
(magazine en ligne sous licence Creative Commons)
Et si l’on réinsufflait un peu de politique dans les nanotechnologies ? La question se pose à la lecture d’un livre intitulé “Nanosciences : la révolution invisible” (extrait), de Christian Joaquim, directeur de recherche au CNRS et responsable du groupe Nanosciences au Centre d’élaboration de matériaux et d’études structurales (Cemes) de Toulouse, écrit en collaboration avec la journaliste scientifique Laurence Plévert.
Si leur livre cherche avant tout à vulgariser ce que sont réellement les nanosciences, il s’ouvre néanmoins sur un aspect historique crucial, bien qu’étrangement absent du débat public, pourtant vif, notamment en France avec un collectif comme Pièces et Mains d’Oeuvre. Christian Joaquim s’en expliquait, le 24 janvier dernier, dans l’émission Sciences et conscience ( .ram), sur France Culture :
Philippe Petit : Votre livre commence par un rappel politique important pour l’histoire des nanotechnologies : lorsqu’Al Gore revint du deuxième sommet de la Terre en 1992, il était tout feu tout flamme et, devant la commission des sénateurs américains, déclarait que cette science émergente allait permettre un développement durable, une nouvelle politique industrielle. Or, peu de temps après, la politique Clinton fera la preuve du contraire, en détournant ce noble projet au profit des lobbies industriels qui vont s’emparer de la question. Pourquoi avez-vous commencé votre livre par cette évocation ?
Christian Joaquim : On a pensé, avec Laurence Plévert, qu’au lieu de commencer par des définitions abruptes, ou de la science, qui auraient pu rebuter certains lecteurs, on pouvait raconter une histoire qu’on ne voit jamais, celle des influences politiques par rapport à des idées, si j’ose dire, de “fumeurs de joint”. Les mêmes hésitations se sont fait jour un peu partout, et existent encore, y compris en Europe.
La nanotechnologie, un “rêve” écologique
Pionnier de la nanotechnologie, Christian Joaquim faisait partie de l’une des cinq équipes qui, en 1995, maîtrisaient la manipulation à l’échelle atomique.
Dans les années 80, la nanotechnologie offrait du rêve à tous ceux qui se sentaient soucieux de l’avenir de la planète. Il devenait évident qu’il faudrait un jour réduire la quantité de matière et d’énergie consommée pour fabriquer toutes nos machines.
(…) La nanotechnologie, alors balbutiante, allait, espérions-nous, libérer l’industrie de l’utilisation massive de matériaux pour la faire entrer dans une ère de développement durable. Tel était mon projet, et celui d’autres chercheurs.
Dans son livre “Engines of Creation - The Coming Era of Nanotechnology“ (Engins de création : L’avènement des nanotechnologies -où “la” nanotechnologie devient “les” nanotechnologies), paru en 1986 et qui lança les scientifiques à la conquête de cet infiniment petit, Eric Drexler décrivait ainsi “des machines moléculaires d’un futur très lointain, capables de recycler des déchets, de produire de l’eau pure et de l’énergie”.
Las : “aujourd’hui, déplorent les auteurs, les nanotechnologies ne sont pas associées à l’espoir d’une industrie plus économe des ressources de la planète, mais au contraire à des craintes : ne sont-elles pas toxiques ? Ne risquent-elles pas de nous échapper ?”
Une opération de récupération politique
La première partie de son livre, intitulée “Une affaire de détournement”, explique ainsi comment nous sommes “passés de la nanotechnologie vouée au développement durable aux nanotechnologies “fourre-tout” que nous connaissons aujourd’hui” :
Cette dérive provient d’une incroyable opération politique où se mêlent batailles d’influence, argent et compétition. En quelques années, elle a détourné la nanotechnologie de son dessein initial.
Au fil des années (…) la nanotechnologie s’est transformée en “nanotechnologies”, qui ne concernent plus seulement la manipulation de la matière atome par atome, mais qui font référence à toutes ces techniques permettant de fabriquer de “petits objets”.
La recherche aurait dû suivre son cours, mais il n’en fut rien : un autre processus s’est mis en place au milieu des années 1990. Il ne relevait plus de la recherche scientifique, mais de la politique.
Pour Christian Joaquim, “tout est parti des Etats-Unis, où des groupes de pression ont convaincu le Congrès et l’administration Clinton de lancer un grand programme appelé NNI (National Nanotechnology Initiative, “Initiative nationale en nanotechnologie”).” Dès lors, “la nanotechnologie a bifurqué, en s’écartant de son objet initial (la manipulation des atomes) et de son projet originel (l’écotechnologie) pour emprunter une voie toute différente dans la NNI, se transformer en “nanotechnologies” et se faire happer par la technosphère américaine, puis mondiale”.
Des nanotechnologies “cruciales” pour le développement industriel
Le gouvernement japonais avait en effet lancé un programme de recherche “pour accéder à la manipulation des atomes et soutenir, au passage, l’avenir de son industrie microélectronique. Il s’agissait de ne pas se laisser distancer par les Américains.”. De plus :
La fin de la guerre froide a modifié les priorités de la recherche américaine, qui doit s’adapter à la nouvelle compétition mondiale. Il ne s’agit plus seulement de soutenir la recherche militaire, mais de renforcer les programmes de recherche-développement portant sur les biens de consommation civils. La très belle santé des industries électroniques japonaise et coréenne donne des sueurs froides aux industriels américains. Pour défendre la recherche américaine, il est indispensable de redoter les universités, dont les équipements sont souvent vieillissants. Al Gore est chargé de ce lourd chantier qui vise à réorganiser la recherche scientifique américaine, ni plus ni moins, et qui nécessite de l’argent, beaucoup d’argent.
Et, plutôt que de soutenir le projet d’écotechnologie qui l’avait tant enthousiasmé à son retour du Sommet de la terre, Al Gore se fait le chantre des industriels :
Au lieu de soutenir la recherche sur les manipulations d’atomes et de molécules, susceptibles de promouvoir une industrie plus respectueuse de l’environnement dans le futur, le rapport (d’Al Gore, NDLR) proclame que les nanotechnologies sont stratégiques pour le développement industriel américain actuel ! Les nanotechnologies sont soudain devenues cruciales, non pour le développement durable de la planète, mais pour l’avenir immédiat de la microélectronique, de l’industrie chimique et de l’industrie pharmaceutique.
Les “petits malins” européens font comme les Américains
L’approche technologique ascendante (bottom up), défendue par Drexler, a été supplantée par la voie de la miniaturisation (top down), défendue par l’universitaire Mihail Roco, qui deviendra le principal architecte de la NNI.
On vit ainsi apparaître, “en tête du classement des thèmes scientifiques de la NNI, les poids lourds que sont la microélectronique, la science des matériaux et les biotechnologies. La manipulation atomique, l’électronique moléculaire et les premiers prototypes de molécule-machine”, soutenus par Drexler, sont dès lors écartés de l’agenda (politique) de la recherche scientifique.
Pis : “aucun pays ne résistera à cette définition américaine des nanotechnologies. La NNI est le symbole de la remise en marche de l’Amérique, et, sur tous les continents, on s’en alarme”. De peur de voir les Américains refaire le coup d’“On a marché sur la Lune”, mais de l’infiniment petit cette fois-ci, la Commission européenne et les pays européens cherchent à mettre en avant, eux aussi, les nanotechnologies.
Dès lors, “les petits malins de chercheurs européens -et de bien d’autres régions du monde- saisissent alors l’occasion pour financer leurs activités (…) en évitant de se demander ce que sont réellement les nanotechnologies”. Il leur suffit de rajouter le préfixe “nano” à l’intitulé de leur recherche, ou de leur laboratoire, pour obtenir de nouveaux crédits et équipements.
A défaut de conclusion, Christian Joaquim constate que, si de grands pays comme l’Inde ou la Chine “suivent la voie occidentale” de la NNI “tracée par la puissance américaine”, son “rêve” de jeunesse en intéresse encore certains :
Toutefois, certains jeunes scientifiques de ces pays, ou d’autres en voie de développement, souhaitent saisir l’occasion offerte par la nanotechnologie et entamer une nouvelle aventure scientifique différente de celle tracée par la NNI. Les ressources de la planète ne sont pas infinies. Ils veulent donc inventer un mode de développement qui ne soit pas fondé, comme le nôtre, sur des ressources en matières premières non renouvelables et peu recyclables, mais qui utilise moins de matières premières possibles. Ils veulent montrer aux pays du Nord qu’il est possible de se développer en préservant la planète.
Un discours qui, ces derniers temps, devrait paradoxalement intéresser ces politiques et industriels qui, il y a quelques années, ont fait de cette aventure scientifique écologique une “bulle nano” sur fond d’intérêts économiques.