Introduction
Partout dans le monde, des gouvernements, des universités et des entreprises se lancent dans la course à la commercialisation des nanotechnologies et des nanomatériaux. Déjà, plusieurs produits finis comprennent des nanomatériaux, (des composés chimiques façonnés à l’échelle du nanomètre) ; dans d’autres cas, les nanomatériaux n’apparaissent pas dans le produit fini mais entrent dans les procédés de fabrication de centaines d’articles de consommation. Cependant, des preuves de plus en plus nombreuses indiquent que cette récente révolution dans la science des matériaux soulève des dangers importants dans les domaines de la santé, de la sécurité et de l’environnement, en plus de poser des défis sociaux, économiques et éthiques considérables. Ceux qui accélèrent la commercialisation des technologies ont à peine commencé à entreprendre les recherches nécessaires à la clarification et à la réduction des nanorisques, et à mettre au point les mécanismes de réglementation de la surveillance sur les plans éthique, juridique et réglementaire, dont le besoin se fait sentir avec urgence. La mise en oeuvre de ces mécanismes sera nécessaire afin d’éviter de répéter les erreurs commises par le passé avec ses technologies et ses matériaux prétendument « miraculeux ».
Serons-nous capables de comprendre ce qu’il faut faire et user sagement de la nanotechnologie ? Rien dans la situation actuelle n’a de quoi nous rendre optimistes. Les usines et les laboratoires fonctionnent sans respecter de protocoles de sécurité adéquats ou prendre de mesures de protection valables. Sans le savoir, des consommateurs sont exposés à des articles renfermant des nanomatériaux sous forme d’ingrédients, sans qu’on les informe des risques potentiels. On rejette, on dissémine dans la nature des nanomatériaux sans connaître la portée de ces actions, et sans disposer de moyens efficaces pour détecter, suivre à la trace et retirer les nouveaux polluants. Les gouvernements et les concepteurs industriels des nanotechnologies offrent rarement au public de véritables occasions de débattre des enjeux liés aux nanotechnologies, à savoir comment procéder face à la « nanométrisation » du monde dans lequel nous vivons.
Les huit principes fondamentaux énumérés dans la présente proclamation devront, croyons-nous, servir de fondement à l’instauration d’une stratégie de surveillance et d’évaluation appropriée et efficace de ce champ émergent qu’est la nanotechnologie, en incluant les nanomatériaux déjà commercialisés sur une large échelle.
Les Principes
I.Le principe de précaution est fondamental
II.Réglementation obligatoire propre aux nanotechnologies
III.Santé et sécurité du public et des travailleurs
IV.Protection de l’environnement
V.Transparence
VI.Participation citoyenne
VII.Considération des impacts sociaux et éthiques
VIII.Responsabilité du fabricant
Il est indispensable de se laisser guider par le principe de précaution. L’approche précautionneuse nécessite des mécanismes de surveillance obligatoires et propres aux nanotechnologies afin de rendre compte des propriétés spécifiques des matériaux. Ces mécanismes feront en sorte que la protection de la santé publique et la sécurité des travailleurs bénéficieront d’une attention particulière : on mettra particulièrement l’accent sur l’analyse du risque et l’adoption de mesures immédiates afin d’atténuer la présence d’expositions éventuelles, jusqu’à ce que l’innocuité des substances inédites ait été démontrée. De la même manière, des mesures énergiques devront être prises pour préserver les milieux naturels. Le processus de surveillance devra toujours être transparent et permettre au public d’avoir accès à l’information concernant les processus décisionnels, les procédures de test et les produits. La participation du public à de véritables débats, à tous les niveaux, est indispensable. Lors des discussions et des analyses, il faudra prendre en compte les enjeux plus larges de la nanotechnologie, par exemple les dimensions éthiques et sociales de leur utilisation. Enfin, concepteurs et fabricants devront se comporter en bons gestionnaires et être tenus responsables de la sécurité et de l’efficacité des procédés mis en jeu : ils devront rendre des comptes pour tout dommage découlant du caractère nanotechnologique des matériaux. Les organismes gouvernementaux, les organismes et les parties concernées devraient mettre en oeuvre des mécanismes de surveillance complets grâce auxquels ces huit principes fondamentaux seraient entérinés, incorporés, intériorisés le plus tôt possible. [1]
I.I. Le principe de précaution est fondamental
Le principe de précaution [2], déjà enchâssé dans maintes conventions internationales [3] , a été défini comme suit : « Lorsqu’une activité risque de nuire à la santé humaine ou à l’environnement, des mesures précautionneuses doivent être prises même s’il n’est pas possible de prouver scientifiquement, hors de tout doute, l’existence d’une relation de cause à effet. » [4] En vertu de cette approche, il convient d’agir de manière préventive dans une situation incertaine ; selon le principe de précaution, il faut attribuer le fardeau de la protection à ceux responsables de pratiques potentiellement nuisibles, envisager toutes les solutions de rechange aux activités et procédés nouveaux, et favoriser la participation du public aux processus décisionnels. Selon ce principe, la mise sur le marché de nanomatériaux non testés ou non sécuritaires serait interdite, et il reviendrait aux fabricants et aux distributeurs de prouver l’innocuité de ces substances d’un type nouveau. En termes simples cela revient à dire :« pas de données sur la santé et la sécurité, pas de commercialisation ». On devra préciser en quoi consiste une évaluation valable du cycle de vie, et l’évaluation devra être réalisée avant la mise en marché. On devra consacrer des ressources suffisantes afin de repérer et d’utiliser les stocks d’alimentation en matériaux, les procédés et les produits les plus sûrs.
Le principe de précaution doit régir les nanotechnologies parce que la recherche scientifique effectuée jusqu’à maintenant suggère que l’exposition à au moins quelques-uns des nanomatériaux, nano-appareils ou produits nanobiotechnologiques va vraisemblablement avoir pour résultat de nuire gravement à la santé des populations et à l’environnement. La petitesse des nanomatériaux, fruits de l’ingénierie, leur confère des caractères physiques, chimiques et biologiques nouveaux qui pourraient s’avérer éventuellement utiles ; cependant, leur taille réduite a aussi pour effet de les rendre plus réactifs, plus mobiles, de leur conférer d’autres propriétés que les substances ordinaires, de sorte qu’on peut s’attendre à ces matériaux revêtent une toxicité inattendue. [5] Des recherches récentes menées sur les répercussions des nanomatériaux sur la santé des populations et l’environnement ont fait état de risques sérieux qui méritent l’adoption de mesures de précaution et des études plus approfondies. [6] Puisqu’il est impossible de prévoir d’une manière fiable la toxicité éventuelle des matériaux fabriqués à l’échelle nanométrique à partir du profil de toxicité des matériaux non nanométriques correspondants, la réglementation devra exiger la tenue d’évaluations rigoureuses, précises et complètes précédant la mise en marché prenant en compte les propriétés spéciales des nanomatériaux, afin d’en vérifier l’innocuité. Lorsque de nouvelles technologies apparaissent et que les conséquences à long terme pour la santé et l’environnement sont inconnues, trop peu étudiées et/ou imprévisibles, il est absolument nécessaire d’adopter des règlements axés sur une approche de précaution. [7] Il faut arriver à être raisonnablement certain de l’innocuité des nanomatériaux étudiés, et ne pas se contenter de constater une absence de données ou de preuves confirmant l’existence de dommages spécifiques.
II.IIRéglementation obligatoire propre aux nanotechnologies
La législation actuellement en vigueur ne permet pas d’établir une surveillance adéquate des nanomatériaux. En un premier temps, un régime modifiant la réglementation existante devra être mis en place. Plus tard, un régime particulier, sui generis, spécialement conçu pour les nanotechnologies, devra prendre effet. Ces régimes réglementaires devront toujours baliser la croissance des nanotechnologies.
Même lorsqu’un fondement législatif existe, il faudra sans doute modifier substantiellement les lois actuelles afin que la réglementation puisse réguler efficacement et convenablement les diverses propriétés intrinsèquement inédites des nanomatériaux et les nouveaux défis qu’ils soulèvent. [8] La législation existante est encore plus déficiente lorsqu’il s’agit de surveiller certains produits et procédés, comme c’est le cas pour les nanostructures et les nanosystèmes actifs présentement mis au point. [9] Jusqu’ici, les agences gouvernementales ont omis d’exercer l’autorité réglementaire dont elles disposent. [10] Les régimes de réglementation présentement en vigueur doivent être adaptés aux produits nanomanufacturés, mais il ne s’agit là que d’une mesure temporaire, car des mécanismes de surveillance spécifiques mieux adaptés à leur objet devront être formulés et prendre le relais. [11]
Les mesures réglementaires devraient s’appliquer rétroactivement à tous les produits nanomanufacturés déjà présents sur le marché.
On ne peut prévoir efficacement quels seront les effets nuisibles des nanomatériaux à partir de ce que l’on sait de la toxicité de leurs composés apparentés non nanotechnologiques. [12] Quelques experts recommandent d’évaluer jusqu’à seize paramètres physicochimiques (« on est bien loi des deux ou trois paramètres généralement mesurés pour les matériaux non nanométriques. » [13] En raison de leurs propriétés inédites et des risques qui y sont associés, les nanomatériaux doivent être rangés dans une catégorie particulière regroupant des substances nouvelles ; l’évaluation et la réglementation qui les accompagnent devront se faire en conséquence. [14])
Les initiatives volontaires d’autoréglementation sont complètement inefficaces quand il s’agit de surveiller la nanotechnologie. Les programmes d’actions volontaires ne sont pas de nature à inciter les « mauvais joueurs » ou ceux ayant des produits risqués à participer à la surveillance, de sorte que ceux qui devraient le plus être l’objet d’une réglementation échappent à la réglementation. [15] Si les entreprises étaient seulement soumises à un régime de surveillance volontaire, elles risqueraient de se montrer peu enclines à tester la présence d’effets chroniques ou à long terme sur la santé ou l’environnement. [16] D’ailleurs, les régimes d’autoréglementation ont souvent pour conséquences de retarder l’adoption d’une réglementation essentielle ou d’en affaiblir la portée, de bloquer la participation du public, et de limiter l’accès de la population à des données vitales concernant la sécurité environnementale et la santé, donc la participation citoyenne. Pour toutes ces raisons, la très grande majorité des citoyens préfère un régime gouvernemental de surveillance obligatoire aux initiatives volontaires. [17]
III.III. Santé et sécurité de la population et des travailleurs
L’existence d’une surveillance appropriée et efficace suppose nécessairement qu’on mette dès maintenant l’accent sur la prévention des cas d’expositions aux nanomatériaux déjà connus ou soupçonnés et dont on doute de l’innocuité. Cette prévention est indispensable aussi bien pour le grand public que pour les travailleurs de la nano-industrie, car certains matériaux comportent des risques potentiels et d’autres restent dans une large mesure non testés. Les nanoparticules libres (des nanomatériaux non liés à d’autres matériaux) suscitent des préoccupations particulières parce qu’ils apparaissent comme étant les plus susceptibles de pénétrer dans l’organisme, de réagir avec les cellules et d’endommager les tissus. [18]
L’exposition aux particules incorporées semble aussi causer des inquiétudes. Certains ouvriers subissent une exposition à ces substances durant les processus de fabrication, et la population aussi peut être exposée lors de l’élimination des déchets et du recyclage.
En raison de leur taille réduite, les nanoparticules sont à même de traverser les membranes biologiques, les cellules, les tissus et les organes plus facilement que les particules moins petites. [19] Une fois inhalées, elles peuvent quitter les poumons pour atteindre la circulation sanguine. [20] De plus en plus d’études scientifiques suggèrent que certains nanomatériaux sont capables de se frayer un chemin à travers la peau [21], surtout en présence de surfactants [22], ou lorsque la peau a été massée ou pliée [23] ; ils arrivent ensuite à pénétrer dans la circulation systémique [24]. Une fois ingérés, certains nanomatériaux réussissent à traverser la paroi intestinale et à s’immiscer dans la circulation sanguine. [25] Une fois parvenu dans le courant sanguin, les nanomatériaux peuvent circuler dans tout le corps et se loger dans des organes et des tissus, comme le cerveau, le cœur, les reins, la rate, la moelle osseuse et le système nerveux [26]. Une fois parvenus à l’intérieur des cellules, les nanomatériaux risquent d’interférer avec le fonctionnement normal de la cellule, de causer des stress oxydatifs et même d’engendrer la mort cellulaire. [27]
Un financement nettement insuffisant, un manque d’intérêt des gouvernements pour la recherche sur les risques sanitaires ont eu pour résultat qu’il existe très peu de données sur les effets potentiels chroniques ou à long terme des nanomatériaux, une situation qui n’empêche nullement certaines personnes d’être exposées tous les jours à des produits issus des nanomatériaux. [28] Les personnes engagées dans la recherche, la mise au point, la fabrication, l’emballage, la manutention, le transport, l’utilisation et l’élimination des nanomatériaux seront les plus exposées, et par conséquent les plus à risque d’en subir éventuellement les effets nuisibles. C’est pourquoi la santé au travail devrait figurer en tête de liste de tout régime de surveillance des nanomatériaux. La National Science Foundation américaine estime d’ailleurs que d’ici 2015 les industries de la nanotechnologie emploieront deux millions de travailleurs dans le monde. [29] Songeons aussi que plusieurs chercheurs et étudiants travaillent sur des nanomatériaux dans leurs laboratoires universitaires et leurs instituts de recherche. Bien que la main-d’œuvre engagée dans la nanotechnologie pousse comme des champignons, il n’existe présentement aucune norme de santé et de sécurité au travail spécialement conçue pour gérer les nanotechnologies et les nanomatériaux, et on ne s’est pas entendu sur des méthodes standardisées qui permettraient de quantifier l’exposition aux nanomatériaux sur les lieux de travail.
Tout régime réglementaire conçu afin de protéger les travailleurs des effets sanitaires nuisibles des nanomatériaux suppose nécessairement la mise sur pied de programmes complets de santé et de sécurité permettant de traiter de la problématique de leur utilisation au travail. Les employeurs devraient d’abord et avant tout se laisser guider par le principe de précaution pour la mise en application des mesures de protection destinées à assurer la santé et la sécurité de leurs employés.
La structure hiérarchisée des contrôles d’exposition consistant à accorder la priorité à l’élimination, puis à la substitution, aux contrôles de l’ingénierie, aux approches axées sur les pratiques de travail, aux méthodes administratives et enfin à l’équipement protecteur destiné aux ouvriers, devrait être respectée. Les travailleurs devront pouvoir bénéficier des informations les plus à jour concernant les nanomatériaux, et pour cela il faudra instaurer un suivi des expositions, la surveillance médicale des ouvriers et aussi former le personnel en conséquence. Les travailleurs et leurs délégués devraient participer à tous les enjeux liés à la santé et à la sécurité en milieu de travail découlant de l’utilisation des nanotechnologies, sans avoir à craindre des représailles ou à subir de la discrimination. Pour finir, il conviendra de passer au peigne fin les normes en matière de santé et de sécurité au travail afin de voir si elles peuvent s’appliquer aux nanomatériaux. [30]
IV.IV. Durabilité de l’environnement
L’évaluation du cycle de vie [31] des nanomatériaux, comprenant la fabrication, le transport, l’utilisation du produit, le recyclage et l’élimination dans le flux de déchets, est indispensable pour savoir comment les divers régimes statutaires s’appliquent et si des failles existent dans la réglementation. [32]
Cela est incontournable, une évaluation complète du cycle de vie environnemental et des effets sur la santé et la sécurité au travail doit être réalisée avant même la mise en marché des produits.
Une fois libérés dans la nature, les matériaux nanomanufacturés constituent une catégorie inédite de polluants artificiels. On craint que la nature inédite des nanomatériaux exerce des impacts potentiellement nuisibles sur l’environnement : on se préoccupe de la mobilité de ces substances, de leur persistance dans le sol, de la bioaccumulation dans l’air et dans l’eau, et d’interactions inattendues avec d’autres matériaux chimiques ou biologiques. [33] Le petit nombre d’études réalisées jusqu’à maintenant a eu pour effet de tirer plusieurs sonnettes d’alarme. On a par exemple prouvé que l’exposition à des concentrations élevées d’aluminium nanométrique a fortement restreint la croissance de cinq espèces de cultures commerciales, [34] que des sous-produits liés à la fabrication de nanotubes de carbone monoparoi accroissaient le taux de mortalité et freinaient la croissance chez un petit crustacé d’estuaires, [35] et que le nanoargent nuisait à des microorganismes bénéfiques. [36]
La Société Royale du Royaume-Uni a d’ailleurs recommandé « d’éviter dans toute la mesure du possible de diffuser des nanoparticules et des nanotubes dans l’environnement » et que « les usines et laboratoires de recherche considèrent les nanoparticules et les nanotubes manufacturés comme dangereux, en s’efforçant d’en réduire ou d’en éliminer complètement la présence dans le flux de déchets. » [37]
La recherche portant sur les risques environnementaux liés aux nanomatériaux reste absente des priorités gouvernementales, et les fonds présentement consacrés à étudier les nanorisques significatifs demeurent nettement insuffisants : c’est pourquoi certains risques environnementaux potentiels demeurent inconnus. [38] Les gouvernements devront accroître radicalement le financement de la recherche en environnement, en santé sécurité, et mettre au point des stratégies de recherche sur le risque. [39]
Les nanomatériaux rendent l’application des régimes de protection environnementale extrêmement problématique. [40]
Les agences de contrôle manquent d’outils et de mécanismes rentables permettant de détecter, de suivre à la trace, de mesurer et de contrôler les matériaux nanomanufacturés, et elles sont encore moins dotées des moyens nécessaires à leur élimination de l’environnement. L’industrie va même jusqu’à soustraire à l’attention du public les maigres
données fournies aux gouvernements, alléguant le secret commercial. Les évaluations du risque, les éléments déclencheurs de la surveillance, les paramètres de toxicité et les seuils minimaux apparaissant dans les lois de plusieurs pays, incluant les É.-U. et l’U.E., ont été pensés en fonction de paramètres de toxicité applicables aux matériaux non nanomanufacturés. Les mesures métriques prescrites dans la législation existante, comprenant par exemple la relation entre la masse et l’exposition, ne suffisent pas à caractériser les nanomatériaux. Les lois actuellement en vigueur ne prévoient pas d’analyses du cycle de vie, et elles ne s’attaquent pas aux failles qui affaiblissent la réglementation. Une gestion environnementale durable des nanomatériaux devra absolument traiter de ces insuffisances et y remédier.
V.V. Transparence
L’évaluation et l’instauration d’un régime de surveillance des nanomatériaux exigent la création de divers mécanismes capables d’assurer un climat de transparence. Il faudra par exemple étiqueter en conséquence les produits de consommation porteurs de nanomatériaux, accorder aux travailleurs le droit de connaître les lois et les mesures préventives qui s’appliquent à leurs lieux de travail, et créer une banque de données portant sur la santé et la sécurité accessible au public.
Le public a le droit de connaître les risques liés à la nanotechnologie, c’est à cette condition qu’il pourra faire des choix éclairés. Des sondages ont cependant indiqué le manque flagrant de connaissances de la population concernant ces nouvelles avancées scientifiques ou la présence de nanomatériaux dans les produits de consommation. [41] Dans bien des cas, les fabricants n’ont pas publié d’informations sur les essais portant sur ces produits et leurs risques sanitaires, ou bien ils n’ont même pas signalé la présence de nanomatériaux sur les étiquettes des produits proposés aux consommateurs. [42] Conséquemment, le public mal informé n’est pas en mesure de prendre des décisions éclairées concernant les produits nanomanufacturés. Le droit du public de connaître la vérité exige l’étiquetage de tous les produits comportant la présence d’ingrédients nanomanufacturés. [43] En outre, l’étiquetage correct des produits permettrait de faciliter la documentation d’éventuelles disséminations dans l’environnement, l’existence d’expositions du corps humain à ces substances, et il rendrait plus facile la reddition de comptes en cas d’impacts nuisibles.
Le public doit avoir le droit de passer au crible les données expérimentales sur la sécurité. Par le passé, l’industrie a assez mal assuré la protection des travailleurs exposés à des substances nocives, et son bilan en matière de rejets de composés chimiques dangereux dans la nature est pauvre, c’est pourquoi un mécanisme de surveillance efficace devra pouvoir limiter le recours au secret commercial dont les entreprises se servent trop souvent comme d’un bouclier. On devrait observer les clauses des conventions internationales portant sur le droit du public à l’information. [44]
VI.VI. Participation citoyenne
Puisque les nanotechnologies ont la capacité de modifier profondément le paysage social, économique et politique de la planète toute entière, il est indispensable que la population participe pleinement aux processus délibératifs et décisionnels les concernant. [45] Ces processus participatifs devront être ouverts, c’est-à-dire qu’ils devront accorder un droit de parole égal à toutes les parties intéressées ou ayant subi un préjudice. Malheureusement, les alliances entre les gouvernements et la grande entreprise (c’est-à-dire les « partenariats publics privés ») sapent les idéaux démocratiques et les principes de surveillance lorsqu’elles manquent de transparence et refusent de rendre des comptes au public. Il faut considérer le grand public de tous les pays ainsi que toutes les générations futures comme des parties prenantes.
La participation doit aussi être authentique : elle doit d’abord se dérouler normalement puis informer la politique gouvernementale et le processus décisionnel, plutôt que de se limiter à apparaître lorsque les décisions ont déjà été prises, lors d’un « engagement » à sens unique au cours duquel le gouvernement, en présence ou non des représentants de l’industrie, « éduque » la population dans le but d’étouffer les débats et empêcher le public de faire des vagues. Pour s’assurer d’une participation citoyenne véritable, les gouvernements devront faire preuve de volonté politique et engager des fonds en quantité suffisante.
Plutôt que de partir de la prémisse erronée voulant que le changement technologique soit inévitable et/ou toujours avantageux, les besoins sociaux, tels que formulés à partir de délibérations éclairées et d’un processus décisionnel ouvert conduits parmi les personnes concernées, devraient animer les processus aboutissant à la conception des appareils et systèmes nanotechnologiques. Des efforts particuliers devraient être déployés afin d’intégrer les personnes vivant au sein des collectivités locales pauvres, car elles ont subi au cours de l’Histoire plus que leur part de souffrance du fait des nouvelles technologies.
VII.VII. Considération des impacts sociaux et éthiques
Il est très important de tenir compte, à tous les stades du processus de développement, des enjeux philosophiques plus larges découlant de la nanotechnologie. Et il est indispensable d’évaluer correctement les matériaux importés ou exportés renfermant des nanomatériaux.
En plus de comporter des risques pour la santé, la sécurité et l’environnement, les nanomatériaux soulèvent des préoccupations socio-économiques plus larges.
C’est ainsi qu’au fur et à mesure que l’utilisation des nouveaux nanomatériaux se généralisera, ceux-ci risqueront de perturber les marchés habituels pour les produits de consommation courante : pour les économies des pays en voie de développement (les plus pauvres) qui dépendent de ces produits, les conséquences pourraient être potentiellement dévastatrices. [46] Accorder des brevets pour des nanomatériaux de base, ce qui pourrait équivaloir à privatiser les composantes de base de la nature, comporte des conséquences néfastes qu’il faudra discerner et combattre. Qui plus est, on s’attend à ce que les prochaines générations de technologies, dont on anticipe l’apparition, et parmi lesquelles figure la production de nanodispositifs plus perfectionnés destinés à des usages industriels, militaires ou médicaux, incluant l’amélioration des capacités humaines, soulèvent des risques complexes à gérer et de nouveaux enjeux éthiques et sociaux. Certains laboratoires en sont d’ores et déjà à produire des nanomatériaux à partir de virus, de levure et de bactéries issus du génie génétique.
Comme cela est arrivé avec toutes les technologies nouvelles, les priorités régissant le financement de la recherche vont façonner la trajectoire qu’épousera l’expansion de la nanotechnologie. Ici, les sciences sociales ont leur mot à dire, et leurs analyses devraient trouver place à côté de celles des sciences de la santé et de l’environnement. L’impact social, l’évaluation éthique, l’équité, la justice et les préférences affichées par chaque collectivité locale devraient orienter la répartition des fonds publics de recherche. Une fraction non négligeable de cette recherche devrait émaner des collectivités locales, et être conçue de manière à susciter la participation citoyenne. [47] Les fonds investis dans la recherche militaire sont actuellement ridiculement élevés comparés aux maigres ressources affectées à la recherche sur les enjeux sociaux liés aux nanotechnologies, aux risques sanitaires potentiels, aux risques environnementaux, et aux risques en milieu de travail. Ce déséquilibre est inacceptable. [48] Il est indispensable de mener plus de recherches sur les effets des nanotechnologies aux niveaux de l’environnement, de la santé, de la sécurité, de la société et de l’économie. On devrait planifier la tenue de recherches en action communautaire pour aider les citoyens à comprendre les avantages et les dangers liés aux projets nanotechnologiques provenant des communautés auxquelles ils appartiennent. Des agences gouvernementales disposant de mandats clairs devraient instaurer des mécanismes de surveillance et de recherche aux cinq niveaux précédemment mentionnés. Tous les résultats obtenus devraient être accessibles au public.
VIII.VIII. Responsabilité du fabricant
Vantés comme étant des substances mirobolantes dont les propriétés remarquables en rendent l’emploi souhaitable dans presque tous les secteurs de l’économie, les nanomatériaux ont littéralement proliféré sur les marchés. Comme ce fut le cas de l’amiante lors de son introduction sur le marché, on a médiocrement étudié les conséquences sanitaires et environnementales des nanomatériaux. Ceux-ci, plus encore que l’amiante, possèdent des caractéristiques, telles la forme, la taille, et la réactivité chimique, qui en rendent l’utilisation particulièrement risquée. Le grand public se voit offrir des produits de consommation courante renfermant des nanomatériaux sans qu’il ne soit nullement informé de leurs présences ou prévenu contre leurs dangers éventuels. Pire encore, les nano-industries, suivant l’exemple donné par les compagnies de tabac, paraissent satisfaites de commercialiser leurs produits sans en comprendre pleinement les risques éventuels et sans informer la population de l’existence de ces risques.
Toutes les personnes engagées dans la commercialisation des nanoproduits, incluant les concepteurs de produits nanomanufacturés, les manipulateurs et les utilisateurs commerciaux, les fabricants de produits contenant des nanomatériaux et les détaillants qui offrent de tels articles au public, doivent être tenus responsables pour tout dommage subi à cause de ces produits. Les réclamations déposées en vertu de la responsabilité du fait des produits défectueux sont certes celles qui sont le plus fréquemment adressées à l’industrie des nanomatériaux, mais il en existe d’autres sortes, telle la responsabilité indirecte, celles dues à la négligence, à présence de nuisances, d’une fraude ou d’une fausse représentation. De plus, les régimes de surveillance des nanomatériaux devraient être dotés de mécanismes financiers financés à même les manufacturiers et les distributeurs afin d’indemniser les travailleurs ou les citoyens dont la santé aurait été affectée afin de remédier aux torts qu’ils auraient subis ; ils devraient aussi restaurer les dommages causés à l’environnement le cas échéant. Parmi les parties potentiellement lésées, mentionnons les particuliers, les catégories de personnes ayant subi des dommages similaires (tels les ouvriers ou les consommateurs), le gouvernement fédéral, les citoyens des États de la fédération américaine, les gouvernements locaux des É.-U. (ou les organismes qui en émanent), les pays étrangers, les investisseurs et les syndicats. Tant les acteurs sociaux engagés dans la commercialisation des nanotechnologies que ceux activement impliqués dans leur production doivent être responsables de la bonne gestion de leurs produits et pour tout dommage subi parce qu’ils auraient omis de prendre les mesures précautionneuses qui s’imposaient pour protéger la population ou sauvegarder l’environnement.
Conclusion
Les tenants de la prétendue « révolution » nanotechnologique prévoient qu’elle va radicalement changer tous les aspects de la condition humaine. [49] Nous croyons quant à nous à la nécessité de suivre une approche précautionneuse afin de préserver la santé et la sécurité du public et des travailleurs ; sauvegarder la nature, assurer la participation citoyenne et la sélection d’objectifs sociaux par la voie démocratique ; restaurer la confiance et le soutien du public vis-à-vis les gouvernements et la recherche universitaire, et rendre possible la viabilité à long terme du commerce. Nous en appelons donc à tous les organismes et acteurs sociaux concernés pour qu’ils instaurent, incorporent et intériorisent les principes de surveillance de la nanotechnologie et des nanomatériaux mentionnés plus haut.
Signataires
- Accion Ecologica (Équateur)
- Agricultural Missions (É.-U.)
- African Center for Biosecurity
- American Federation of Labor and Congress of Industrial Organizations (É.-U) AFL-CIO
- Bakery, Confectionery, Tobacco Workers and Grain Millers International Union
- Beyond Pesticides (É.-U.)
- Biological Farmers of Australia (Agriculteurs organiques d’Australie)
- Canadian Environmental Law Association
- Center for Biological Diversity (É.-U.) (Centre pour la biodiversité)
- Center for Community Action and Environmental Justice (É.-U.)
- Center for Food Safety (É.-U.) (Centre d’étude de la sécurité alimentaire)
- Center for Environmental Health (É.-U.) (Centre d’étude de la santé de l’environnement)
- Center for Genetics and Society (É.-U.)
- Center for the Study of Responsive Law (É.-U.)
- Clean Production Action (Canada)
- Club écologique Eremurus
- EcoNexus (Royaume-uni)
- Edmonds Institute (É.-U.)
- Environmental Research Foundation (É.-U.)
- Essential Action (É.-U.)
- Groupe ETC (Canada)
- Forum sur la biotechnologie et la sécurité alimentaire (Inde)
- Amis de la Terre Australie
- Amis de la Terre Europe
- Amis de la Terre États-Unis.
- GeneEthics (Australie)
- Greenpeace
- Alliance pour la santé et l’environnement (Belgique)
- India Institute for Critical Action-Centre in Movement.
- Institute for Agriculture and Trade policy (É.-U.) (Institut des politiques agricoles et commerciales)
- Institut pour le développement durable (Éthiopie)
- International Center for Technology Assessment) (É.-U.) (Centre international pour l’évaluation des technologies)
- Société internationale des médecins pour l’environnement (Autriche)
- International Trade Union Confederation
- International Union of Food, Agricultural, Hotel, Restaurant, Catering, Tobacco and Allied Workers’ Associations
- Loka Institute (É.-U.)
- National Toxics Network (Australie)
- Public Employees for Environmental responsibility (É.-U.)
- Science and Environmental Health Network (É.-U.)
- Silicon Valley Toxic Coalition (É.-U.) (Coalition contre les toxiques de Silicon Valley)
- Tebtebba Foundation – Inginenous Peoples’ International Center for Policy Research and Education (Philippines)
- The Soils Association (Royaume-uni)
- Third World Network (Chine) (réseau tiers monde)
- Travailleurs unis de l’acier (É.-U.)
- Vivagora (France)