Les enseignants appartiennent à l’une des corporations professionnelles qui aura le plus profité d’Internet. Cadres moyens ayant un niveau de formation élevé, ils se sont dotés très tôt d’équipements personnels. Une large majorité d’entre eux (70 à 80% probablement) sont aujourd’hui des internautes réguliers. Entre autres bénéfices, Internet leur a permis de rompre avec un certain isolement. Non pas celui de la classe auquel on pense d’abord car cet isolement-là est au fondement de la fonction pédagogique et il n’est pas, pour l’instant du moins, question de le remettre en cause de façon radicale. Il s’agit d’un autre isolement : celui d’avec les pairs. Quelle que soit la taille de leur établissement, les enseignants côtoient peu de collègues. Même dans les grands lycées, si l’on prend chaque discipline, les profs n’y sont jamais plus de 5. Ils n’ont pas choisi les collègues qu’ils croisent chaque jour dans la salle des professeurs. Ils ont peu d’occasion de se rencontrer et de travailler ensemble. Ils n’en ont pas l’habitude et beaucoup d’entre eux, pas envie.
Qu’est-ce qu’Internet a changé dans ce paysage ?
Le réseau a ouvert un espace où se sont immédiatement (c’est-à-dire dès 1995) créées de gigantesques salles de professeurs où l’on croise, jour et nuit, de nombreux collègues disponibles, divers. Les chances d’y trouver des affinités augmentent en proportion. Il existe des salles de profs de lettres, d’histoire géographie et de maths où les membres se comptent en milliers. On y parle boulot, on y échange des idées, des questions et des solutions. Pour le métier, Internet aura beaucoup changé, au moins dans cette partie peu visible mais importante du métier. C’est là que l’enseignant se prépare, retrouve des forces et des idées pour repartir au front...
Ce progrès, car c’en est un, ne résout évidemment pas toutes les difficultés que connaît aujourd’hui l’éducation. Mais il n’est pas sans conséquences sur la vie des établissements. On pourrait craindre que la multiplication des liens et le développement de pratiques coopératives hors de l’établissement aboutisse à affaiblir encore la cohésion de la communauté éducative locale. Puisque chacun trouve mieux à l’extérieur, loin de la salle des professeurs de son école, à quoi bon même continuer de la fréquenter ?
Mais il ne semble pas que cela se produise et on a même l’impression que ce soit plutôt l’inverse. Le paradoxe est là et il semble être de même nature que celui que l’on observe dans le phénomène dit de mondialisation.
Le rattachement à des communautés éloignées a un double effet. D’une part, un effet immédiat de relâchement des attaches locales et des liens de proximité : les jeunes écoutent des musiques étrangères, ils adoptent des modes vestimentaires à caractère universel, ils se détournent des cultures locales. Mais dans le même temps, en réaction, les cultures locales se renforcent et augmentent leur pouvoir d’attraction. Si l’on veut faire peur, on parle alors de communautarisme. Rien de tel dans l’éducation mais on y observe le même paradoxe, et sans effet pervers celui-ci : le goût de la coopération et de l’échange cultivé par les enseignants sur le réseau dans des communautés délocalisées pourrait bien être réinvesti dans la communauté locale, celle de l’établissement. C’est à cette lumière que l’on devrait peut-être lire le mouvement récent de développement des « environnements numériques de travail » qui sont, comme les Intranets, les outils de coopération des communautés localisées.