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LIBRE ET DURABLE
Note de cadrage
Thanh Nghiem, Mai 2011
Cette note offre un cadre à la fois théorique et pratique sur le libre et durable.
Dix années de recherche et d’expérimentation aux côtés d’acteurs précurseurs m’ont permis de montrer que,
pour faire face à la crise, des solutions existent et qu’elles se multiplient au croisement du libre et durable [1]. Le
sujet attire de plus en plus d’intérêt, comme j’ai pu le constater depuis la sortie de mon livre à l’automne
2010 [2] . Ce dernier expose en effet les solutions originales et concrètes qui émergent au croisement de ces deux
univers.
Le but de cette note est ainsi de faciliter une prise en main des modèles et processus expérimentaux pour
ceux qui souhaiteraient passer à la mise en pratique et intégrer les codes sources du libre et durable dans leur
projet. Les enregistrements et présentations qui accompagnent cette note sont disponibles sur le site
>[-http://thanh-nghiem.fr]
I. CONTEXTE ET ENJEUX [3]
Fondé sur la compétition, le toujours plus et le jetable, l’avoir au détriment de l’être, notre système de société
n’est pas durable [4]. Nous le savons, et pourtant si peu de choses ont changé en quarante ans [5] ! Malgré la crise
qui secoue le monde, nous continuons de plus belle à faire tourner la roue. Comment éviter le naufrage ?
À plus de 7 milliards sur Terre, nous ne pourrons sortir durablement d’un système toxique dont plus
personne ne contrôle les emballements systémiques sans lui opposer une intelligence collective, fondée sur une
émancipation intellectuelle du plus grand nombre. C’est pourquoi l’écologie dans le monde de la matière (le durable)
est indissociable d’une écologie dans le monde des idées (le libre) [6].
À partir d’expérimentations in vivo, j’ai acquis la conviction qu’il était possible de mettre en place un autre
système de vie que l’on peut, pour simplifier, résumer par « mieux vivre ensemble sur une planète limitée ». Alors
que nous sommes gavés de biens inutiles dans une société du jetable, hypnotisés par des industries
culturelles décervelantes [7], cet autre modèle s’appuie sur les principes du libre pour expérimenter et diffuser
des modes de vie durables, à partir de l’objectif universel d’un mieux vivre ensemble.
Fondé sur l’intelligence collective, le collaboratif, l’émancipation intellectuelle et la diffusion des savoirs, ce
modèle propose un autre ordre économique et relationnel. Appliquant les principes de l’open source et du do it
yourself à nos modes de vie, il propose de sortir d’un consumérisme décervelant en déployant notre
autonomie et notre capacité à explorer les solutions et à en partager les enseignements.
II. LE LIBRE AU SECOURS DU DURABLE [8]
Si le durable donne un but à l’ensemble, les technologies et processus organiques du libre fournissent un
modèle de changement dont la puissance a été démontrée, notamment avec la révolution du Web. C’est
pourquoi, devant l’incapacité du système à se réinventer, le modèle du libre et de la diffusion élargie de la
connaissance viennent au secours du durable.
ÉCRIRE L’ADN D’UNE SOCIÉTÉ DURABLE
Le changement de paradigme proposé est autant économique que social. Nous ne parviendrons pas à vivre de
manière durable par le seul truchement de technologies propres, de voitures électriques ou en fermant le
robinet lorsque nous nous lavons les dents. Car ces solutions restent inscrites dans un modèle vertical où on
fait moins mal la même chose. La clé réside dans un changement de paradigme dans lequel nous sortirons du
rôle passif de consommateur pour devenir contributeur, amateur et artisan de nos modes de vie.
Il s’agit d’écrire l’ADN d’une autre société en accompagnant le développement de "jeunes pousses" qui
expérimentent et partagent les codes sources d’un « mieux vivre autrement », à la manière des incubateurs de
projets qui ont fait la gloire des nouvelles technologies. Mais ici, le développement de solutions se fait in vivo
avec les usagers, façon 2.0 – car il s’agit de nos modes de vie, pour lesquels personne ne pourrait durablement
s’ériger en expert à notre place.
Fondé sur un processus apprenant (le fameux do it, fix it cher aux entrepreneurs du Web ou de la Silicon Valley),
le système met en jeu une innovation ascendante, organique, qui intègre dès l’origine la réplicabilité et la
transmission des savoirs en matière de modes de vie durables, de manière à en pérenniser l’usage.
LE HACKING DES MODES DE VIE, UN NOUVEAU PARADIGME [9]
Le modèle tire sa force de l’énergie contributive des usagers, qu’elle transcende en s’inspirant des
technologies collaboratives dont la puissance a été démontrée avec l’explosion du Web 2 – comme on l’a vu
en Tunisie ou en Égypte. Il s’agit de tirer le meilleur des modèles d’affaires et technologiques incarnés par
Google, Facebook, Twitter ou autres stars du Web 2, mais d’échapper au futile en leur assignant un objectif
essentiel – mieux vivre ensemble sur une planète limitée.
Le hacking ne s’adresse pas qu’aux logiciels.
Preuve que celui-ci a à faire avec le durable, un documentaire diffusé en février 2011 sur
Arte [10] montre comment un hacker russe résout le problème de l’obsolescence programmée des
machines, qui est l’un des piliers de notre société du jetable.
De manière émergente, des individus éclairés proposent leurs
solutions pour hacker un objet ou une fonctionnalité
importante [11] (tracteur, voiture, habitat...), tandis que les
espaces et occasions de hacking se multiplient (HackLabs,
FabLabs, ExplorCamps ...). Ces initiatives prouvent que l’on
peut réduire le gaspillage – et les coûts – d’un facteur de 3, 4
voire même 10.
L’étape suivante est l’incubation de modes de vie durables in vivo [12].
Dans ce modèle, des acteurs de l’écosystème coproduisent des
solutions par l’expérimentation et l’usage, tandis qu’un dispositif
de codification installé dès l’origine permet d’écrire des codes
sources réutilisables ailleurs, façon Open Source et Do it Yourself (OSDY) [13] . On
utilise la formidable énergie des modèles collaboratifs (Web 2,
consommation collaborative, FabLab, HackLabs, etc) pour développer un modèle apprenant des modes de vie
durables, tandis que le processus inspiré du libre permet un passage à l’échelle.
UN CHANGEMENT VIRAL
Avec l’avènement du Web, le changement peut se produire de manière fulgurante. Google a en 10 ans capté
80% du marché et vaudrait aujourd’hui plus de 150 milliards de $, Facebook est devenu le 4° site mondial en
moins de 5 ans pour plus une valeur dépassant 50 milliards de $ [14], la Tunisie et l’Égypte se sont libérées d’une
dictature vieille de plusieurs décennies en quelques jours.
Si le durable met plus de temps à bouleverser nos usages que le Web, les conversions peuvent elles aussi se
produire de manière exponentielle. C’est la leçon de Bedzed : partant de 82 logements durables dans la
banlieue de Londres au début des années 2000, le projet a été répliqué en moins de dix ans à l’échelle de
plusieurs centaines de milliers de logements dans le monde, tout en tirant les leçons du premier pilote. Dès
l’origine, les concepteurs du site avaient intégré dans l’ADN du site sa capacité de réplication et de diffusion
dans le monde [15].
Au final, si le libre et durable ne pèsent pas plus de 5% de l’économie [16], l’enjeu est de hacker les 95% restants
en appliquant les principes du libre à l’ensemble de nos modes de vie (cf annexe 4).
III. CLÉS DE SUCCÈS ET PRINCIPES D’ACTION
Tirées d’expérimentations concrètes, les clés qui suivent préfigurent des passerelles d’avenir [17]. Plutôt que de les
rejeter au motif qu’elles seraient encore en cours de prototypage, il conviendrait de les consolider et de
travailler à leur passage à l’échelle, en s’appuyant sur la puissance des processus viraux inspirés du libre.
C’est tout l’intérêt des travaux engagés avec les universités, écoles et autres incubateurs de projets, comme
espace de mise en commun, de création et de diffusion des savoirs.
TICA, LA CLÉ DES TERRITOIRES
Puissance politique et financière, mais aussi
entité en proximité des usagers, les territoires
(commune, pays, agglo...) sont le maillon sur
lequel repose le changement d’échelle dans la
conversion qui nous intéresse.
Parmi les nombreuses entités qui maillent le
territoire français, les territoires intelligents et
communautés apprenantes (TICA) [18] jouent un rôle
de précurseur.
Écosystèmes du libre et durable, les TICA permettent d’articuler les politiques publiques
et les expérimentations en matière de modes de
vie durables. Ils contribuent à rendre ces codes
sources viraux par des démonstrations situées,
qui sont autant d’objets-arts pour les acteurs
locaux et les visiteurs.
Parce qu’ils offrent un seuil de rupture au croisement
du libre et durable, les TICA sont au coeur de
l’approche du changement par pollinisation des
idées. Les expériences en ce sens se multiplient [19].
codeurs se réunissent toute la nuit s’il le faut jusqu’à ce qu’ils parviennent à résoudre un bug)
TICA
Pour « mieux vivre ensemble sur une planète limitée », il faut :
- 1. Déployer une intelligence collective, à travers l’expérimentation
de solutions concrètes, donc locales, que l’on rend contagieuses. - 2. Pour permettre l’éclosion de solutions qui fonctionnent, le
territoire est un échelon incontournable - milieu de création
collective, d’expérimentation et d’apprentissage, nourrissant les
acteurs, il doit être infrastructuré de manière à permettre
l’intelligence, au sens de la mise en lien organique, constitutive
d’un écosystème libre et durable. - 3. Cette innovation ascendante ne peut prendre forme sans des
communautés apprenantes. Réciproquement, sans ancrage
territorial, les réseaux même apprenants ont du mal à s’incarner
dans des solutions durables. Ils restent à l’état "virtuel" ou
conceptuel. - 4. C’est donc la rencontre entre des territoires intelligents et des
communautés apprenantes qui est au coeur du changement.
DES LABORATOIRES DE MODES DE VIE DURABLES EN LOCAL
A l’échelle locale, et de manière encore émergente, des
hubs créatifs [20] ouvrent la voie.
Les expériences que j’ai suivies indiquent que des tiers
lieux pourraient être rapidement mobilisés pour
multiplier les croisements entre le libre et le durable [21].
Espaces publics numériques, espaces culturels, maisons
populaires, cafés citoyens, pépinières d’entreprises,
start-ups, médiathèques, artistes, acteurs de l’ESS [22],
urbanistes, étudiants… ces mondes restent cloisonnés,
alors que tous gagneraient à mélanger leurs finalités et
logiques d’action, dès lors qu’il s’agit d’expérimenter
des modes de vie durables en proximité.
Dans de tels espaces, la diversité culturelle côtoie
l’innovation économique, technologique et sociétale.
Ancrés au coeur de quartiers qui de ce fait seront
appelés à devenir exemplaires, ces tiers lieux donnent à voir ce qui se fait et catalysent le processus
d’innovation sociale. Tout le monde est invité à voir et à participer, tandis que des évènements accélèrent la
catalyse (ExplorCamp, cartoparties, fêtes de quartier, performances artistiques, etc). Une clé de succès est la
capacité à accueillir les nombreuses personnes qui restent en marge de la société de la connaissance, ce qui
peut être réalisé en s’appuyant sur l’ancrage local et la formidable énergie des acteurs du durable (ONG, relais
citoyens).
Au final, tels des FabLab consacré à nos modes de vie, ces tiers lieux constituent des fabriques de codes sources
d’une autre société – c’est l’esprit des "forges" du logiciel libre appliqué aux espaces culturels, maisons
populaires et autres relais citoyens pour tendre vers un mieux vivre ensemble.
CATALYSEURS, PASSEURS ET PROCESSUS DE CHANGEMENT
Les sociologues ont démontré que l’innovation était un processus social, caractérisé par des effets de contagion
et des seuils de rupture. Au départ, 2 à 5% de trangresseurs osent les premiers essayer les nouveautés, suivis de
10 à 15% de early adopters, qui en leur emboîtant le pas font basculer le marché.
Il s’ensuit qu’une clé pour la conversion qui nous intéresse est l’identification des passeurs et leur implication
dans les projets (hackers, professionnels-amateurs, chercheurs, créatifs culturels). Outre le fait d’inventer et
tester des solutions, ces acteurs agiles aiment partager et transmettre les savoirs aux autres. Ceux dont il sera
beaucoup question ici sont les hackers et les proams (professionnels-amateurs, voir annexe 2).
Cela peut-il suffire ? Aujourd’hui, le libre et le durable attirent une multitude de transgresseurs et early
adopters. De plus, il y aurait au moins 30% de proams et 15 % de créatifs culturels dans les pays riches [23], et la
tendance se renforce. Entre les millions de laissés-pour-comptes, victimes de la crise, et des jeunes qui
doutent devant un avenir assombri, le discours du libre et celui du durable font de plus en plus d’adeptes. 85%
des jeunes de 15 à 35 ans ne font plus confiance aux entreprises et aux politiques et préfèrent se référer aux
ONG ou aux scientifiques [24], tandis que 80% des entreprises ont recours à des logiciels open source.
Ce qui s’est produit en Tunisie ou en Égypte montre que le changement peut advenir de manière fulgurante
dès lors que des multitudes
sont motivées par un objectif suffisamment grandiose. Or l’objectif du libre et
durable porte en lui une promesse universelle d’émancipation vers un mieux vivre ensemble, d’autant plus
attrayante qu’il est aujourd’hui impossible de nier les conséquences désastreuses que notre système a
provoqué sur la planète.
RÉSILIENCE, TRANSITION ET DO IT, FIX IT
Si l’objectif de vivre dans un autre système de société peut être partagé par le plus grand nombre, il reste à
réussir l’essai. Rien ne prouve que cela marchera, mais quelles sont les alternatives ?
La Fusée -SKEMA Business School Lille
La Fusée à Lille illustre le
processus. Dixit Isabelle
Normand (sa fondatrice) : pour
s’arracher à la pesanteur terrestre, il
faut de l’énergie – ici, c’est l’énergie
contributive des usagers, bénévoles,
amateurs désireux de participer à
un événement ou une oeuvre collective. Le deuxième étage de la
fusée, ce sont les projets opérationnels, qui permettent de
canaliser l’énergie contributive et de la transformer en
réalisations concrètes. Le dernier étage, la
capsule, ce sont les savoirs acquis par
l’expérimentation, que l’on met en orbite
autour de la Terre pour que tout le monde
puisse en bénéficier.
Comme le prouvent plus de trente ans de quasi statu quo, le changement vers le durable est un processus
long et accidenté. Obsession de la rentabilité financière, vision court-termiste, renouvellement des élus,
luttes d’ego... butant sur un aléa quelconque, la majorité des projets ne parviennent pas à leur terme.
Pour parvenir à gérer le "temps long", il faut intégrer dès l’origine dans les projets les germes qui en
assureront la résilience et la réplication. Il faut bien sûr éviter le "hors sol", mais aussi prendre garde à la
prévalence du "chef". L’expérience des communautés du libre qui réussissent dans la durée montre que ce
rôle doit être tournant, voire même biodégradable. Il faut penser son effacement et l’inclure dès le départ.
C’est pourquoi nos projets sont conçus pour dépendre le moins possible des chefs ou du pouvoir - d’où le
principe de codes sources, de cellules souches du changement, et l’importance des passeurs et des communautés
apprenantes.
Il faut aussi prendre en compte les phénomènes de transition. Avant que le hacking libère l’essentiel de nos
modes de vie, il faudra bien continuer à remplir le panier de la ménagère et faire tourner les usines. Des
travaux sont en cours pour établir des mesures d’ordre politique allant dans ce sens [25].
***
L’économie dominante a été fondée sur le principe de rareté et d’accumulation – barrières douanières,
brevets, droits d’entrée ou licences sur les logiciels ou les semences, batailles autour du crowdsourcing
aujourd’hui. Tout ce qui pouvait faire l’objet d’une marchandisation par le contrôle de productions
matérielles l’a été.
Mais on ne peut bloquer le pouvoir des idées et de l’exemplarité, qui peuvent se révéler contagieuses au
croisement du libre et durable. Le libre, comme moyen d’expression individuelle, d’émancipation intellectuelle
pour le plus grand nombre ; le durable, comme objet porteur de sens collectif alors que nous partageons une
communauté de destin sur une planète limitée.