Rendre aux communs le produit des communs : la quête d’une licence réciproque

Après une longue interruption, je reprends doucement une activité sur ce carnet de recherche. Pour l’occasion, je retourne son titre, Sciences communes : non la science comme bien commun, mais l’étude scientifique des communs.

Le première épisode de cette nouvelle série est dédié à l’un des principaux dispositifs envisagés pour pérenniser l’économie des communs : les licences réciproques. Comme leur nom l’indique, ces licences visent à restaurer une relation de réciprocité entre les secteur commercial et le mouvement des Communs. Elles établissent ainsi un mécanisme de réversion dès lors qu’une organisation capitalistique fait usage d’un bien commun.

Nées d’un débat intellectuel international, les licences réciproques ont pris consistance au cours de l’année passée, dans le cadre du projet FLOK. Initié en Équateur, ce projet vise à établir une société de la connaissance libre et ouverte (FLOK est l’anagramme de Free/Libre Open Knowledge). Un réseau international de chercheurs, réuni sous l’égide de Michel Bauwens (de la Peer-to-Peer Foundation) accompagne cette réflexion inédite, notamment lors d’un séminaire organisé demain et après-demain en région parisienne.

Page d'accueil du projet FLOK.

Page d’accueil du projet FLOK.

Vers une saturation des communs ?

Au cours de l’année passée, la thématique des communs a pris son envol. En octobre dernier, je jouais encore un rôle de défricheur en publiant l’un des premiers articles sur le sujet dans un média généraliste. Depuis, la notion s’est solidement ancrée dans les débats publics, grâce à une série de publications (Communs de Dardot et Laval) et d’événements (Villes en biens communs) à succès.

Paradoxalement, cette vague de vulgarisation intervient dans un moment d’essoufflement. Après un essor continu pendant toute la première décennie des années 2000, les communs numériques peinent à recruter.

Wikipédia constitue un cas d’école. Depuis 2007, les effectifs communautaires stagnent au mieux (dans les versions francophones et italophones), voire régressent franchement (dans les versions anglophones et germanophones).

Part des contributeurs actifs (>5 editions) sur les wikipédia anglophones (rouge), germanophones (vert), francophone (bleu) et japonaise (jaune)

Part des contributeurs actifs (>5 editions) sur les wikipédia anglophones (rouge), germanophones (vert), francophone (bleu) et japonaise (jaune)

Les contributeurs ne se sont pas résignés à ce constat. Un important effort a été déployé sur la Wikipédia francophone pour améliorer l’accueil des nouveaux arrivants : simplification des pages d’aide, parrainage, conception d’une interface d’édition en WYSIWYG.

Il y a encore un an et demi, j’attendais beaucoup de ces nombreuses améliorations. Je dois admettre qu’elles n’ont pas suffit : comme le montre le graphique ci-dessous, le nombre de contributeur régulier (plus de 5 éditions par mois) n’a guère progressé.

Nombre de contributeurs actifs sur la Wikipédia francophone

Nombre de contributeurs actifs sur la Wikipédia francophone

Le problème a sans doute été mal posé. Il n’est pas conjoncturel mais lié à la structure-même de nos sociétés : les contributeurs potentiels restent peu nombreux. Ce n’est pas lié à un manque de moyen mais à un manque de temps libre. Constituer une famille, s’investir dans un projet professionnel : toutes ces étapes fréquentes de la vie humaines apparaissent comme de puissant freins à la contribution.

L’économie des communs est pour ainsi dire victime d’un paradoxe malthusien : les projets (et les besoins) se démultiplient à une vitesse exponentielle, à mesure que l’économie commerciale classique délègue de plus en plus d’activités aux communs ; en raison des contraintes sociales existantes les communautés croissent sensiblement plus lentement. L’arrivée de Wikidata (une sorte de Wikipédia des données), a ainsi détourné certains contributeurs très actifs de Wikipédia. Pour faire de la place aux nouveaux entrants, les effectifs des projets historiques ne peuvent que stagner, voire régresser. Les statistiques d’OpenStreetMap tendent à vérifier cette hypothèse : le projet a été créé en 2006-2007 (soit plus de cinq après Wikipédia). Ses effectifs communautaires tendent logiquement à stagner depuis un peu plus d’un an.

Statistiques des contributeurs actifs d'OpenStreetMap

Statistiques des contributeurs actifs d’OpenStreetMap

Ce paradoxe malthusien a peut-être des effets plus profonds dans le monde du logiciel libre. Autant le ticket d’entrée à Wikipédia reste comparativement faible (les bases de la syntaxe wiki et des règles encyclopédiques s’acquièrent en quelques heures), autant la compréhension d’un logiciel préexistant nécessite un important investissement préalable. Par conséquent, de nombreux projets essentiels ne tiennent que grâce à l’activité de quelques contributeurs historiques. Découverte en mars 2014, la faille Heartbleed d’un logiciel libre de sécurité logicielle OpenSSL a affecté 17% des serveurs. Or, le projet OpenSSL ne fédérait qu’une dizaine de contributeurs bénévoles. Un déclin prononcé de Wikipédia aurait des effets tout autant délétères : les contributions seraient moins vérifiées et moins fréquemment mis à jour, ce qui affecterait très largement entreprises et associations dépendants de ces informations.

Les effets dévasteurs de la faille Heartbleed : Strip de XKCD (CC-BY-NC)

Les effets dévasteurs de la faille Heartbleed : Strip de XKCD (CC-BY-NC)

La croissance des communs ne pourra se poursuivre sans une réforme en profondeur de la société elle-même. L’enjeu est de taille, tant les productions des communs jouent désormais un rôle économique central. Le secteur entrepreneurial a tout intérêt à éviter une saturation extrême, qui reviendrait bien plus cher qu’une éventuelle contribution régulière.

La proposition initiale de Kleiner : l’incitation au modèle coopératif

La notion de licence réciproque a été initialement conceptualisée par Dmitri Kleiner en 2007. Il s’agit d’une amélioration de la licence non-commerciale de Creative commons (qui reste à ce jour le mouton noir des CC : ni sa suppression, ni son amélioration ne font consensus, d’où un blocage constant).

La commercialisation ne constitue pas le meilleur critère d’un usage commun. La clé USB framakey-Wikipédia constitue un cas d’école des limitations de la licence NC : elle permet de diffuser le contenu de Wikipédia dans des lieux à connexion inexistantes ou limitées (via le projet Afripédia). Ces clés sont généralement vendus à leur coût de production (sans dégager aucun bénéfice. Si Wikipédia étaient diffusées sous une licence NC, un tel projet serait totalement impossible.

Si Wikipédia était sous une licence CC-NC, cette framakey n'aurait pas pu voir le jour

Si Wikipédia était sous une licence CC-NC, cette framakey n’aurait pas pu voir le jour

Plutôt qu’une licence non-commerciale, Kleiner conçoit une licence non-aliénante : la Peer-To-Peer Production Licence. La réutilisation commerciale est possible si l’organisation redistribue la totalité de ses revenus à ses employés. L’alinéa (4c) de la Peer-To-Peer Licence explicite ce mécanisme :

(c) Vous pouvez exercer tous les droits accordés dans la Section 3 pour un usage commercial si et seulement si :
(i) vous êtes une entreprise ou un collectif coopératif.
(ii) tous les gains financiers, les surplus, et les profits et les bénéfices produits par cette entreprise ou ce collectif sont distribués aux travailleurs.

Un tel dispositif a une double portée.

Il permet de subventionner les communs en assurant une redistribution de l’usage capitalistique de la ressource. Dans un tel système, la faille Heartbleed n’aurait sans doute pu se maintenir deux ans sans correction. Utilisé par 17% des serveurs, OpenSSL obtiendrait sans doute un budget de plusieurs dizaines de millions d’euros et serait en mesure de défrayer ses bénévoles et d’embaucher plusieurs employés. Les dégâts occasionnés par la faille ont peut-être coûté plus cher que cette subvention (une évaluation du Guardian mentionne près d’un million par mois pour une grosse compagnie).

Il encourage la constitution d’entreprises coopératives. On voit se dessiner l’ébauche d’un cercle vertueux : les communs subventionnés ont les moyens d’attirer de nombreux bénévoles et de communiser des pans entier de l’économie ; en raison de cette communisation croissante, les entreprises ont intérêt à basculer dans un système coopératif. On aboutit ainsi au tissu économique conceptualisé par le projet FLOK :

Une peer-production license requerrait une contribution aux communs pour toute réutilisation, au moins en ce qui concerne les entreprises à but lucratif, afin de créer un flux de valeur d’échange en direction des producteurs de biens communs.

La plupart des critiques adressées à la proposition de Kleiner portent sur sa faisabilité : il serait difficile de discriminer les entreprises coopératives des entreprises non-coopératives ; on retomberait ainsi dans les même problèmes définitionnels que la licence Non-commerciale. Je ne suis pas certain que ce soit là le principal point faible de la peer-to-peer licence. Un cadre légal adapté peut suffire : la loi sur l’économie social et solidaire permet d’opérer une différenciation simple et fonctionnelle dans la plupart des cas. Il y aurait sans doute des passagers clandestins (des entreprises créant des faux-nez coopératifs) tout comme il y aurait des usagers éthiques exclus du système, mais le mécanisme de Kleiner adossé sur un dispositif légal préexistant devrait couvrir efficacement la plupart des cas.

Trois critiques me paraissent plus pertinentes.

1. La licence de Kleiner risque de pérenniser une économie de la rente. Au lieu de sortir purement et simplement les biens non-rivaux du système économique classique (ce qui est notamment l’ambition de la GPL ou des Creative Commons), elle établit un cadre un peu schizophrène. Au niveau des entreprises multinationales, l’économie de la rente demeure, elle tend même à s’élargir dans la mesure où elle intègre également les biens communs. Au niveau de l’économie coopérative, elle disparaît complètement. Il n’est pas certain que cette disjonction troublante favorise une métamorphose en profondeur de la société.

2. La licence de Kleiner est délibérément idéologique. Alan Toner rappelle ainsi que les grands projets communs se sont construits sur un refus délibéré de toute réflexion politique globale. Je suis parvenu aux même conclusions dans une étude récente consacrée à Wikipédia : le refus de toute interprétation politique du projet favorise un regard pragmatique sur les modes de gouvernance utilisées dans le monde réel et l’implémentation de systèmes de régulation innovants.

3. La licence de Kleiner n’incite pas les entreprises non coopératives à participer aux communs. Comme le remarque Lionel Maurel,

Cette approche peut être considérée comme réductrice, dans la mesure où des entreprises n’ayant pas le statut de coopératives peuvent très bien “contribuer à des biens communs”, en participant à leur développement.

La structure sociale interne est le seul critère pertinent : une multinationale qui enrichirait de nombreux projets de logiciel libre devrait verser une subvention pour toute réutilisation tandis qu’une coopérative totalement hermétique à toute participation serait libre d’effectuer toute réutilisation.

Vers un marché des communs ?

La troisième critique a suscité la constitution d’un nouveau modèle : la Community Reciprocity Licence. Il s’agit d’une extension de la Peer-to-Peer Licence introduite par Miguel Said Vieira et Primavera De Filippi (leur synthèse sur le sujet a été récemment traduite par Lionel Maurel). Le principe d’une utilisation différenciée sur la structure est préservé. Seulement, lorsque le réutilisateur n’est pas une coopérative, un nouveau choix se présente à lui : verser une rétribution financière ou contribuer en retour.

Said Vieira et De Filippi définissent un modèle formel de reversement. Toute contribution aux communs donnerait lieu à l’obtention de jetons (tokens). Par exemple, l’on pourrait établir que x node ajoutés à OpenStreetMap ou y commits à un logiciel libre pourraient être converties en x jetons. Chaque entreprise, quelque soit son modèle, pourrait capitaliser les tokens et les utiliser pour reprendre un projet commun. On obtiendrait ainsi des taux de change comme le tableau ci-dessous :

Taux de change des biens communs

Taux de change des biens communs

Pour ses concepteurs, cette nouvelle licence permet de résoudre la plupart des difficultés posées par la Peer-To-Peer Licence. La question de la définition du statut de l’entreprise (coopérative ou non) devient moins cruciale. Le secteur marchand est naturellement intéressé à un autre mode de réversion au commun qui n’est plus seulement monétaire. Le risque d’une pérennisation d’une économie de la rente serait diminué.

Je dois dire que je suis assez sceptique. Cette licence a déjà donné lieu à un essai d’expérimentation, non concluant : la wikimonnaie. Au milieu des années 2000, quelques wikipédiens ont établi ce moyen d’échange à partir des préceptes suivant : tout nouveau contributeur dispose de 20 jetons ; il peut proposer à d’autres contributeurs d’effectuer un travail encyclopédique en l’échange de ces jetons ou obtenir de nouveaux jetons en passant une transaction similaire avec un autre contributeur.

La Wikibanque peu de temps avant sa disparition (janvier 2007)

La Wikibanque peu de temps avant sa disparition (janvier 2007)

Ce système a rapidement disparu, sous la pression d’un groupe d’opposants, les WikiSchtroumpfs. Il altérait profondément la nature de la motivation contributive et des relations inter-communautaires. La communauté encyclopédique tendait à se métamorphoser en marché de l’intérieur ; le wikipédien devenait un capitaliste, calculant rationnellement l’investissement des jetons et la pérennisation de son capital.

La page de ralliement des WIkiSchtroumpf

La page de ralliement des WIkiSchtroumpf

Une généralisation de ce système à l’ensemble des communs ne serait sans doute pas souhaitable. Les jetons donneraient rapidement lieu à une cotation au même titre que n’importe quelle monnaie. Les entreprises les acquerraient directement auprès de contributeurs, qui en viendraient à contribuer pour vivre.

Face à cette dérive, Said Veira et De Filippi introduisent apparemment un mécanisme de non-convertibilité : les jetons ne pourront que donner lieu à l’obtention d’un droit d’usage commercial. « Les usages commerciaux pourraient être effectués à la fois en « dépensant » ces jetons ou en les transférant au créateur de la ressource utilisée commercialement. L’avantage de la première option serait que la monnaie entre pairs – une fois utilisée – n’existerait plus (évitant le risque de thésaurisation, spéculation, etc) ». En l’état je ne vois pas clairement ce qui empêcherait le stockage de jeton et leur cession à des tiers. Un algorithme de monnaie virtuelle approprié permettrait peut-être d’empêcher toute transaction abusive (voire de ne plafonner les transactions à un seul échange). Malgré tout, l’on resterait dans une logique de calcul, avec ce que cela peut impliquer de déformation stratégique des interactions et des interventions des acteurs.

Cette colonisation interne peut altérer profondément les motivations des commoners. Par contraste avec l’homo economicus, l’homo commonus n’a pas de motivations claires : son intervention échappe à tout calcul. La plupart des enquêtes menées sur les motivations des contributeurs de wikipédia font du plaisir le principe directeur, bien plus que la satisfaction d’être valorisé par une communauté ou l’ambition politique de rendre le savoir accessible à tous. Or, l’économie classique reste bien plus guidée par l’intérêt que par le plaisir…

Le travail d’élaboration d’une licence réciproque (a fortiori si elle repose sur une monnaie d’échange) ne pourra pas ignorer ce vibrant cri de ralliement des WikiSchtroumpf :

Les WikiSchtroumpfs ont veillé, veillent et veilleront à ce que l’altruisme, la curiosité et l’amour désintéressé de la connaissance restent bien les seuls moteurs de la contribution wikipédienne…

Sciences communes

URL: http://scoms.hypotheses.org/
Via un article de Pierre-Carl Langlais, publié le 22 septembre 2014

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