Droit d’auteur pour les robots : une nouvelle boîte de Pandore

S’il est une chose dont on peut être certain en matière de propriété intellectuelle et de droit d’auteur, c’est bien celle-ci : toute modification législative proposée par l’industrie, et non par les créateurs eux-mêmes ou la société civile, se fait au détriment de ces deux derniers. Artistes et grand public sont les grands perdants de la guerre au partage et à l’ouverture qu’ont déclaré unilatéralement les ténors de l’entertainment contre ceux et celles qui jouissent de leurs « produits ». Ainsi, quand se profile l’ombre d’une possible reconnaissance d’un droit d’auteur pour les robots et/ou les intelligences artificielles, je me permets de hausser un sourcil.

À la base, je suis très dubitatif quant au fait qu’il faille qualifier de « création artistique » le produit d’un calcul mathématique. Même si je suis le premier à reconnaître qu’une équation complexe peut renfermer une certaine poésie, un algorithme, aussi brillant soit-il, ne sera jamais un être sensible. Oui, un robot pourra en revêtir toutes les apparences : il pourra être plus intelligent, plus habile de ses mains, plus imaginatif qu’un être humain… Il pourra même se penser sensible, être lui-même persuadé de posséder une âme (Descartes aurait adoré se pencher sur les robots d’Hiroshi Ishiguro). Mais ses talents, aussi nombreux soient-ils, resteront une réplique, un mime. Il pourra donner le change, nous faire croire, nous faire l’aimer même, mais les robots n’auront jamais d’esprit au sens strict (biologique même ?) du terme, s’il en existe un. Or, la création artistique donne justement naissance à des œuvres de l’esprit (c’est en tout cas sa définition juridique première).

Dès lors peut-on qualifier d’œuvre artistique ce qui a été produit par quelque chose qui ne possède pas d’esprit ? Personnellement, je ne le pense pas. La beauté de l’art réside justement dans le fait qu’elle est le produit d’un esprit par définition imparfait — les Japonais appellent « wabi-sabi » la beauté qui réside dans l’imperfection, je souscris tout à fait à cette vision concernant la création artistique. Je ne suis pas intéressé — sinon par pure curiosité intellectuelle — à lire un poème composé par un robot (même si c’est paradoxalement la finalité de « Kappa16 », mon dernier roman). Si une intelligence artificielle compose et orchestre une symphonie parfaite, je l’écouterai avec attention, mais non pas comme une œuvre de ce monde. Elle me touchera autant que si elle avait été composée par une espèce extraterrestre dont je ne sais rien, pour laquelle je n’éprouve aucune empathie. L’empathie, justement, est la clef de la connexion qui lie le créateur et son public. L’empathie exige qu’on puisse se mettre à la place d’un autre, mais comment se mettre à la place d’un robot, sinon à le considérer comme ce qu’il n’est pas : un être vivant. Pour moi, l’art n’a de sens que lorsqu’il unit deux esprits en pensée. C’est aussi pour cela que la question du droit d’auteur des animaux (que j’aborde dans Kima) pose pour moi un autre problème, très différent de celui des intelligences artificielles.

Qu’on ne s’y trompe pas : si les groupes d’influence travaillent en coulisse à instaurer un possible droit d’auteur aux machines, ce n’est pas pour libérer ces dernières de leurs hypothétiques chaînes, mais pour resserrer encore celles que les industries utilisent pour verrouiller le paysage de la création. Le problème qui se pose à elles est simple : de plus en plus, les contenus qu’elles produisent sont générés par des machines. On pense aux effets spéciaux bien sûr, mais des intelligences artificielles rédigent déjà des articles de presse, des romans, des poèmes, d’autres écrivent et composent de la musique. Si ces créations ne font pas encore totalement illusion, elles le feront dans quelques années. On pourra programmer des symphonies que Mozart n’a jamais écrites, mais qu’il aurait pu écrire, et les faire jouer par les plus grands orchestres : les spécialistes seront bluffés, la création parfaite, mais tout sera en toc. L’intérêt d’écouter Mozart, c’est qu’il était un homme, un simple mortel : c’est cela qui fascine. Le produit en lui-même, aussi magnifique soit-il, n’est que le reflet de l’homme ou de la femme qui l’a fabriqué. Mais imaginons que vous ne voyiez aucun inconvénient à lire un roman parfait créé par une intelligence mécanique parfaite : si les robots ne jouissent pas du droit d’auteur, alors ça veut dire que ces créations entrent dans la zone grise (et honnie par l’industrie) du domaine public. Et ça veut dire que tout le monde est libre de s’en emparer, de les revendre, de les remixer — et c’est un futur bien entendu insupportable à envisager pour les studios ou les maisons d’édition. Les machines doivent donc bénéficier d’un droit d’auteur non pas pour s’assurer que ces dernières aient des droits, mais pour s’assurer que leur produit sera verrouillé dans les carcans de la propriété intellectuelle et qu’il ne pourra pas en sortir. Car s’il existe un droit d’auteur pour les machines, comment déterminer à partir de quel moment les œuvres qu’elles produisent entre dans le domaine public ? Les machines ne meurent pas : elles sont remplacées ou upgradées. On pourrait assister à la naissance d’un droit d’auteur éternel. Je vois d’ici Hollywood sabler le champagne.

Placé·es en première ligne, les victimes de cette guerre seront les artistes. Si le public ne manifeste pas clairement sa préférence pour les œuvres issues d’esprits humains, l’industrie prendra le chemin de la facilité et privilégiera la publication d’œuvres « parfaites » générées par des algorithmes de plus en plus complexes. À terme, les artistes humains deviendront obsolètes, en tout cas pour le public « mainstream ». Je ne doute pas que des îlots de résistance surnageront dans ce vaste océan de platitude sans défaut. Certains auront toujours la curiosité d’aller vers l’imperfection, vers la rencontre, mais ils seront peu nombreux. Le paysage restera intact, on sauvera les apparences : ce sont les rouages qui auront été remplacés. Mais qu’on ne s’y trompe pas : avec eux, c’est l’idée même d’une rencontre entre deux esprits qui disparaîtra.

Photo : Logan Ingalls (via Flickr, CC-BY)

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Via un article de Neil Jomunsi, publié le 7 juillet 2016

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