Et Facebook changea alors le monde à tout jamais

Mark Zuckerberg et moi aurions pu nous croiser dans une cour d’école ou partager un banc au collège, et je ne sais pas si nous aurions eu des intérêts communs, mais peut-être qu’entre nous le courant serait passé. Par exemple, je faisais partie du club informatique au collège : à la pause de midi on montait au deuxième étage du bâtiment B, et il y avait ces deux ordinateurs dernier cri dans une annexe du labo de biologie. Les heures qu’on y passait n’étaient pas très studieuses, on passait notre temps à installer des démos jouables trouvées dans des magazines de jeux vidéo, et puis de toute façon le prof ne comprenait rien à Windows et ne faisait pas beaucoup d’effort pour s’y intéresser. Alors peut-être que nous nous y serions rencontrés, Mark et moi, dans cette pièce sans fenêtre où des ados désœuvrés étaient livrés à eux-mêmes avec deux PC. Pour ça il aurait fallu que l’un de nous deux naisse ailleurs, évidemment, mais c’est de l’ordre du détail.

Peu importent les raisons qui ont poussé Mark à faire évoluer son petit site, à l’origine destiné aux seuls étudiants d’Harvard, en mastodonte des interactions humaines : quelqu’un d’autre l’aurait probablement fait à sa place et tout poussait dans cette direction. Je ne veux pas non plus simplifier ou déformer – car Mark s’était dit blessé par le film The Social Network qui le dépeignait en asocial qui aurait juste créé Facebook pour séduire des filles. Et au fond peu importe. Facebook est là, et le réseau social a fait des petits – Twitter, Linkedin, Snapchat, Instagram, Tumblr, Tinder, tous ces forks, ces copycats qui se sont engouffrés dans la brèche. Le réseau social est devenu incontournable, parce qu’il a su au fil du temps s’imposer en véritable logiciel de gestion de nos relations humaines, en rationalisation informatique de ce qui auparavant relevait du sensible, de l’intangible et de l’incertain.

Pour cela, je crois que Mark Zuckerberg restera dans l’histoire – au sens où il y aura un avant et un après. Parce qu’après lui, les relations humaines n’auront plus jamais été les mêmes. J’ignore comment la postérité jugera de sa création, en bien ou en mal, mais tout le monde s’accordera à dire que la transformation aura été radicale et profonde.

Je suis de ceux que l’omniprésence du social informatique noie. J’ai des hauts et des bas dans mon rapport avec les réseaux sociaux, le plus souvent des bas, mais je concède que leur usage massif et global les a rendus incontournables. Ce qui me frappe sans doute le plus, c’est l’apparente facilité avec laquelle le réseau social gère les nœuds complexes de nos interactions. Tout est facile, tout se résout au touch, en un swipe, et dire que nous pensions que tout ça était d’une complexité sans nom.

Pour tout dire, j’en veux un peu à Facebook d’avoir dévoyé le sens du mot « ami ». C’est un beau mot, « ami », et ce n’est pas pour rien qu’il a été choisi par le réseau social plutôt que « contact » ou « abonné ». Même si nous continuons de faire la différence entre nos amis et nos « amis Facebook », difficile de nier que la frontière est poreuse et que certains de nos amis se sont transformés, lentement mais sûrement, en amis Facebook : par la proximité fictive qu’il induit, le réseau social nous donne l’illusion de nous croire encore proches de gens que nous n’avons plus vus depuis des années. Au fil d’un petit commentaire ici ou là, sous une photo de vacances ou un autoportrait, on entretient l’illusion de se croire encore liés – alors que l’algorithme seul maintient cette proximité, et peut aussi vite la défaire. Nous sommes fainéants, et nous avons tant d’amitiés à entretenir : le réseau social se présente en béquille bien pratique pour arroser toutes ces plantes fragiles.

Mais le second problème, induit par le premier, c’est que les gens avec lesquels nous pensons être « amis » ne sont pas ce qu’ils postent. Ils ne sont pas leurs photos de vacances, ils ne sont pas leur Like ou leurs articles partagés, ils ne sont pas leurs colères d’un jour ni leurs gifs animés – ou du moins pas seulement. Les réseaux sociaux ont créé l’identité numérique, c’est-à-dire le personnage dont nous tenons le rôle, ce que nous acceptons de montrer de nous. Le plus souvent, il s’agit des aspects les plus flatteurs, ou de ce que nous souhaitons mettre en avant. La construction de l’identité numérique, au travers de nos indignations, de nos engagements, de nos pétitions signées, de nos tribunes repartagées, des tests rigolos que nous avons complétés, des photos que nous postons, est une lutte de chaque instant – une lutte sujette à la compétition, pour rester fidèle à cette image plus figée que nous voudrions le croire, mais aussi une lutte pour l’attention. Nous vivons l’indifférence à ce que nous postons comme une indifférence à ce que nous sommes – je poste donc je suis, aurait peut-être dit Descartes sur Twitter. Le burn-out numérique vient le plus souvent de l’image que nous renvoie le réseau, par l’indifférence que nous suscitons – que nous croyons susciter.

Car le réseau social quantifie désormais ce qui était inquantifiable. Il attribue des notes aux profils personnels, il dresse des statistiques, il évalue la pertinence de ce que nous postons – notre propre pertinence en tant qu’ami, donc. Nous estimons notre valeur sociale au nombre de likes et de retweets que nos posts engendrent — qui viendra dès lors s’étonner que des journaux tout à fait respectables tombent désormais dans le piège des titres racoleurs et du vite-posté ? Nos critères d’appréciation deviennent ceux des machines – fréquentation, taux d’engagement, réactivité, autant de termes barbares pour évaluer notre amitiabilité.

Le réseau social nous modifie en profondeur, en ce sens qu’il part du principe qu’il nous suffit d’être online pour être présent au monde – alors que c’est précisément le contraire : le temps que nous passons à construire notre identité numérique est un temps du repli du soi, de la représentation, du subterfuge. Je n’ignore pas qu’il existe de belles histoires autour des réseaux sociaux : j’y ai moi-même construit des amitiés durables autrefois (moins ces dernières années cependant, et je me demande si l’architecture même des réseaux y est pour quelque chose, ou s’il s’agit de la colère qui s’y déploie), certains y trouvent l’âme-sœur et bâtissent des relations professionnelles constructives. Tout cela, je ne le nie pas, mais je crois désormais qu’il s’agit plutôt d’externalités positives – d’effets positifs non prévus – plutôt que de réels effets désirés. Le réseau social est avant tout une tentative de nous détourner du monde, ou plutôt de canaliser l’énergie que nous mettions autrefois dans le monde – ces mêmes énergies monétisées ensuite sous forme de données personnelles revendues aux publicitaires, par exemple (le monde changera-t-il enfin vraiment une fois que vous aurez signé cette énième pétition sur Avaaz).

Alors oui, Mark Zuckerberg et tous ses amis Facebook auront réussi à changer le monde, à le modifier en dur, et je crois que leur contribution sera au moins aussi significative que celles de tous les politiciens, de tous les scientifiques, de tous les activistes en ce début de XXIe siècle. Les réseaux sociaux auront réussi à introduire les notions de compétitivité, de pertinence, de retour sur investissement, de temps de présence, de taux d’attractivité, dans nos relations humaines – et nous n’en sommes qu’au début, personne ne peut prévoir ce à quoi ce monde va donner naissance d’ici à 10 ou 20 ans en termes de protection de la vie privée et d’interactions entre individus. Je ne suis pas optimiste, sinon en notre volonté de déconnecter – et pourtant je partais enthousiaste.

Je crains que nous parvenions bientôt plus à démêler le réseau de ce que nous appelons encore le « réel », que tout se fonde, se mélange, que nos profils sociaux se transforment en cartes d’identité, que nous ne faisions bientôt plus qu’un avec cette personnalité enfermante que nous nous construisons, et que celle-ci se transforme en prison. On me traitera peut-être de pessimiste ou de « néo-luddite », mais je crois aussi qu’au fond nous ressentons tous que quelque chose ne va pas, que nous descendons une drôle de pente. Je sais qu’on continuera pourtant, et que plus nous penserons que ces outils numériques nous augmentent, plus nous nous construirons à leur image, celle qu’ils induisent, celle qu’ils veulent nous donner.

Car en réalité, ce que Mark Zuckerberg a réussi à faire est proprement incroyable : il a réussi à imposer au monde entier sa propre vision des relations humaines.

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Via un article de Neil Jomunsi, publié le 8 juin 2017

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